L'Opinion Publique selon Alfred Sauvy

Alfred Sauvy est le père de la démographie en France. Directeur de l'INED (Institut National d'Etudes Démographique), professeur au collège de France. Il écrit de nombreux livres accessible au grand public. 

Pourquoi publie t-il L'opinion Publique en 1964?

Alfred Sauvy en 1983, image credit: wikicommons

Le personnage et ses motivations

Un désir sincère d'éduquer et d'informer transparaît dans ses livres. Sauvy écrira pour contrer certains mythes tenaces, parmi lesquels le "malthusianisme" francais :

  • faire moins d'enfants qui consommeraient trop de ressources
  • travailler moins pour partager le travail.
Membre de X-Crise (X1920), il est conseiller des ministres de l'économie sous le gouvernement Léon Blum en 36, et Daladier en 38. 

Sauvy nous permet ainsi de mieux comprendre le contexte dans lequel Jacques Delors se plaçait lorsqu'il se déclarait dans ses mémoires contre le "malthusianisme réactionaire", ce qui est peut-etre une critique voilée du malthusianisme progressiste qui causa des déboires au Front Populaire.

Sa soeur, Titayana, est un "grand reporteur" qui mène une vie de voyages lointains et d'écriture dans les années folles. Coiffée à la garconne, avec un avion qu'elle pilote elle même, elle visite le Maroc, la Turquie, l'Iraq, la Chine, le Japon, l'Indonésie, les iles Fidji, Tahiti. Suite à la mort de Pierre Sauvy sous le bombardement anglais en 1940 à Mers El Kebir, elle collabore et publie des écrits antisémites. Condamnée à l'indignité nationale après la guerre, elle purgera une peine de prison en France et finit sa vie à San Francisco.

Alfred Sauvy sera mieux traité à la libération, se voyant proposer un poste au gouvernement pour la famille par le général De Gaulle, il préfere se concentrer sur la démographie avec la formation de l'INED.

Un tribunal populaire

La démocratie libérale s'appuie délibérément sur le jugement populaire. Il s'agit d'un tribunal rédouté par les gouvernements, les juges, et les syndicats. Toutes les institutions formelles se plient devant l'institution informelle du Vox Populi, Vox Dei.

Pour se manifester, l'opinion publique doit trouver un point de résistance : une autorité, une puissance étrangère, ou des techniciens rationnels. L'opinion publique se manifeste dans la sphère de la controverse légitime, on n'invoque pas l'opinion en cas de consensus ou de déviance.

L'opinion peut suivre différents modes :
  1. opinion ouvertement affichée et claironnée
  2. chuchotée 
  3. suffrage universel non obligatoire
  4. suffrage universel obligatoire
On observe "des courants d'opinion". Ainsi, l’isolationnisme aux États-Unis est populaire en 39 et sera peu à peu relégué alors que les va-t-en-guerre claironnent leur opinion.

Composer avec la base : 

Pour Sauvy des incidents spontanés montrent facilement que les responsables sont "hors-sol". Des  épisodes politiques catastrophiques sont selon lui :
  • le passage au 40h de travail hebdomadaire sous Léon Blum contre l'avis de ses économistes
  • la politique d'alliances dans les années 30 incohérente avec le pacifisme du pays
Opinion Permanente vs Courants d'opinion
  • Certains dogmes civilisationnels sont institutionnalisés. Certaines institutions sont impopulaires par constitution : il n'y a jamais d'association des amis du fisc.
  • Certains tabous sont invoqués pour discréditer une politique : par exemple, aux États-Unis, qualifier quelque chose de "unamerican" 
  • Un homme public doit savoir nager. Nager à contre-courant, même si l'on a raison, donne la certitude d'avoir tort.
  • En 53-54, tous sont contre la Communauté Européenne de Défense: De Gaulle, Auriol, le Comte de Paris
  • Guerre d'Algérie : les positions communistes amènent la droite à s'aligner pour soutenir la guerre. Il n'y a pas de dissidence.
  • Les peuples fort sont ingrats (selon Plutarque) Clemenceau sera remercié en 19, De Gaulle et Churchill en 46. Ils sont jugés sur le futur plus que pour leur contribution passée.
  • Les individus ont d'abord une certaine attitude, et se font ensuite une opinion cohérente avec leurs intérêts. Ils partent de ce qu'ils veulent et raisonnent ensuite.
  • L'opinion publique "libre" en démocratie libérale ne correspond souvent pas à la volonté du peuple, mais à ceux qui parlent le plus fort
L'opinion publique dans les régimes autoritaires existe 
  • On perçoit des discordances dans le discours officiel, et il y a une opinion chuchotée.
  • La politique peut plus s'éloigner de ce que donnerait le suffrage universel (Note: le théorème de chaos démocratique est découvert après 1964)
  • Écorner le dogme est plus dangereux pour le régime autoritaire.
On note des courants d'opinion supra-nationaux : ainsi l'anti-racisme puis l'anti-colonialisme sont des courants très puissants en 1964.

Raison contre Émotion

  • Le tribun sait titiller l'opinion dans le sens du poil
  • En politique extérieure, l'accord Hoare-Laval de partition de l'Ethiopie en 1935 aurait peut-être évité la guerre en Europe, mais il provoque l'indignation. Chamberlain pouvait obtenir l'aide de l'URSS en 1939 au prix des pays Baltes, ce qui est refusé pour des raisons émotionnelles.
  • Les vrais croyants refusent d'examiner un argument qui les contredit.
  • On observe parfois au parlement deux technocrates de factions opposées débattre et dégager une parcelle de vérité factuelle. Cela cause un grand désarroi chez les cadres du parti les plus fidèles, qui, craignant la débandade, appellent à l'émotion, ce qui fait que les factions se polarisent et toute discussion de bonne foi est abandonnée. 
  • Quand la foi est vive : une opinion rationnelle sera perçue comme démoniaque
  • Quand on doute : le rationaliste est un briseur de rêves, il risque le même sort violent que le porteur de mauvaises nouvelles.
  • L'émotion va souvent dans le sens de la justice, ou d'une inertie salvatrice.

Formation des Nouvelles et de l'Information

  • Certaines nouvelles sont des faits incontestables, le vainqueur d'une guerre ou d'une élection et sont relayées par tous
  • D'autres sont moins simples, sujette à des filtres inconscients, une sélection et déformation
  • Les déviations se font dans le sens de l'intérêt économique des consommateurs de nouvelles
    • Inflation pour salariés et consommateurs
    • Pénurie en temps de guerre
  • L'information tend à appuyer ses sentiments, et resserrer la cohésion de groupe
  • La transmission spontanée est plus sujette aux biais. Une question solennelle avec un temps de réflexion réduit la déviation
  • Le stade ultime de biais consiste à amplifier et déformer l'information pour réduire au silence les adversaire. On pense au faux Henry lors de l'affaire Dreyfus. (Note: ou Colin Powell remarquable pour ses déclarations, à 35 ans d'écart concernant MyLai durant la guerre du Vietnam et les armes de destruction massives avant la guerre en Iraq).
  • Ls chiffres sont utilisés dans un contexte où ils ne veulent rien dire, pour appuyer un discours plutôt que d'éduquer.

Le Visible et Superficiel et le Profond

Quand des spécialistes étudient un dossier sans a priori du résultat, soit ils arrivent à des conclusions différentes, ce qui indique que l'instrument d'observation n'est pas au point. Lorsque les conclusions sont les mêmes, cela correspond à un diagnostic objectif, qui n'est pas toujours celui de l'opinion.

L'opinion collective est souvent plus retranchée et difficile à pénétrer que l'opinion individuelle. Les faits sont oubliés. L'affaire Dreyfus est exceptionnelle parce qu'elle n'a pas été oubliée.

Mythes Eternels

Mythe de l'âge d'or : repas plantureux, architecture et meubles d'excellente qualité, même la guerre de tranchée était l'occasion d'une nostalgie des anciens combattants de la bataille de la somme. S'il peut sembler confortant aux vieillards, il n'est pas à conseiller aux jeunes de rêver du passé, de n'avoir d'autres espoirs que le passé.

Mythe de l'abondance : le pays où le lait et le miel forment des fleuves. Ne suffirait-il pas de rêver sans limites pour obtenir tout ce qu'on désire? Distribuez de la monnaie et du pouvoir d'achat, il y a de tout. Combattre un optimisme généreux est si déplaisant que la doctrine trouve toujours un écho favorable. C'est la libération de la contrainte comptable, la revanche contre les financiers austères. 
Utile ou nocif ? Une connaissance sûre peut être stérile, un mythe peut être source de force, il peut aussi accroitre les ressentiments stériles ou des mécontentements ardents, source de progrès. 

Mythe de la machine mangeuse d'emplois : il se présente sous différentes formes, mais en général, le changement et l'augmentation de la productivité sont vues comme des sources de misères. Dioclétien, Montesquieu, Sismondi, Marx ont selon Sauvy invoque ce mythe sous une forme ou un autre.

Courants d'Opinions d'Avant-Guerre

  • 14-18: la guerre sera gagnée
  • 18-26: l'allemagne paiera
  • 12-28: retour au Franc germinal
  • 29-35: contre la crise, blocage des prix
  • 34-36: dévaluation du Franc
  • 34-36: déflation
  • 36-38: front populaire
  • 19-39: pacifisme
Déflation ou dévaluation: une baisse nominale de revenu porte atteinte à la dignité plus qu'au bien-être.

Pacifisme interieur et politique exterieure offensive avec alliances militaires avec la Tchequoslovaquie et la Pologne. Il faut soit avoir la politique de ses armées ou les armées de sa politique. Un investissement dans les blindés pour complementer la ligne maginot sera suggéré par De Gaulle mais ignoré par l'opinion.

Politique économique du Front Populaire:  la dévaluation relance l'éeconomie et accroit la productivité. Léon Blum, craignant le chomage, fait passer les 40h hebdomadaires. La production retombe, les économistes ne disent rien de peur de se rendre impopulaires. La gauche réagit affectivement, la droite s'oppose uniquement à la hausse des salaires horaires. L'obscurité est presque totale.

En 38, on sait que Munich n'est qu'un répit. Les décrets Paul Reynaud sont prévus pour rassurer les capitaux (effet psychologique) et attenuer l'effet des 40h (effet mécanique). La moitié des ministres sont stupéfaits, Daladier signe quand même le décret. L'opinion et la presse sont hostile et la gauche prevoit l'effondrement de la demande. Et cependant, de Nov 38 à Juin 39, s'opère un redressement de la production et notament une diminution du chomage partiel de 20% a 9%. Une infime minorité a eu raison contre l'opinion. 

L'opinion a réagit à ce succès inattendu en trois temps: 
  1. Le déni,
  2. L'attribution des effets bénéfiques a une autre cause (l'armement), et enfin 
  3. L'oubli. 
Les faits sont une nourriture. Quand ils sont trop amers, l'organisme les rejette.

Léon Blum n'écoutera pas Jean Jaurès qui disait qu'il fallait "aller à l'idéal mais comprendre le réel". Il est généreux. Paul Reynaud a toujours eu raison entre les deux guerres. Il sera impopulaire et devient insignifiant.

Un scenario similaire se joue aux Etats-Unis en 1933. C'est la dévaluation qui relance l'économie. Franklin Roosevelt, pour tout grand vainqueur du Nazisme qu'il soit, n'a fait qu'arreter la reprise avec ses mesures destabilisantes. L'économie américaine oscille jusqu'en 38 et ne reprend vraiment qu'avec la guerre.

C'est ainsi que se clôt l'analyse des courants d'opinion de Sauvy d'avant-guerre. 

Prochain Courants d'Opinion


Pour reprendre des sujets qui ont plus d'actualité en 1964, Sauvy note quelques points suplémentaires:
  • Si un couple occupe un appartement de 50m2 en ville dans un immeuble de 6 étages, ils occupent 8m2 au sol pour lesquels il paient des impots. La voiture prend 8m2 au sol en bas de chez eux, au bureau, devant les magasins. L'automobile ne fait que multiplier l'emprise au sol et est un gachi de ressources comparée aux transports en commun. Selon Sauvy, un lobby est à l'oeuvre qui fait si bien son travail que son influence est inconsciente.
  • La lutte contre l'alcolisme en France est sabotée par le lobby de la betterave et des viticulteurs. 
  • Les comptes de la nation sont établis de manière à ce qu'ils soient illisibles.
L'opinion publique est parfois celle de celui qui parle le plus fort. On objectait que la France ne pouvait etre gouvernée comme la Suisse parce que le pays est trop grand. Sauvy relate la proposition du Comte de Paris de nommer un grand éelecteur pour 3000 francais, et obtenir par la 15000 électeurs qui seront toujours disponnibles pour voter sur un réferendum sous 24h. L'auteur montre ici que l'argument de la grandeur supposée du pays n'est qu'un pretexte (Note: la France n'a pas l'homogeneité de la Suisse et a des institutions centralisées depuis Louis XI).

Sauvy note la thèse de James Burnham selon laquelle une société où les proprietaires du capital prennent les décisions se fait remplacer par une classe manageriale, qui prend le controle, et explique que les travailleurs ont tout de suite remplacé le propriétaire par le patron comme enemi de classe, même si l'activité est nationalisée.

Enfin, Sauvy appelle à l'éducation en plus de l'information du public, sans quoi l'opinion publique est une contrainte plus qu'une aide aux bonnes politiques.

Conclusions

Ce livre d'Alfred Sauvy a le même titre qu'un livre de Walter Lipmann. Le livre de Lipmann s'intéressait plus à la presse et à la question de la ligne éditoriale, ce livre de Sauvy s'intéresse plus à l'opinion de la base, et est peut-être moins cynique ou machiavellien que Lipmann, appelant à une éducation et une information.

L'experience dans les gouvernements de Blum et Daladier semble l'avoir marqué: On peut avoir raison tout le temps, on ne peut pas aller contre l'opinion. Les points saillant sur lesquels il se distingue sont la limitation par le législateur de la quantité de travail fourni, et la politique familliale.

Les mécanismes de formation d'opinion décrit par Sauvy noous rapellent le vai croyant d'Eric Hoffer. Pour une approche plus psychologique et moin socio-politique, on peut se réferer au "trapped prior" décrit recement dans le blog Astral Codex Ten

Enfin, les risques de chaos démocratique, de discontinuité politique, ou d'abaissement du capital social lorsque les questions de choix sociaux fragmentent la population ne sont pas discutés.


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