Souveraineté, Technocratie et Dictature selon Carl Schmitt

Carl Schmitt est un juriste et philosophe politique de l'entre-deux guerre. Il publie à partir de 1922 des ouvrages politiques décrivant les causes fondamentales de l'impasse politique de la république de Weimar. 

Il rejoint le parti Nazi dans les années 30 et sera mis à l'écart en 1945 lors de la dénazification. Il est néanmoins un penseur influent en sciences politiques du 20e siècle, pour la clarté de sa critique de l'État technocratique. 

Il fait ainsi contrepoids à Walter Lippmann. Cet article reprend des points de "La critique du libéralisme de Carl Schmitt" par John P McCormick, 1999. 

Carl Schmitt.
Credit: Paul Noack wikicommons

Je m'intéresse ici à deux aspects de la pensée de Schmitt: le problème de l'évolution du parlementarisme vers un positivisme légal et le risque de détournement dictatorial dans une démocratie. 

D'autres aspects de la pensée de Schmitt sont le rôle essentiel de la violence en politique, et la distinction ami/ennemi qui est à la source des coalitions. Ces aspects étaient manifestes dans les années 20 en Allemagne, comme en France lors de la crise du 6 Fevrier 34 qui conduit au Front Populaire, et le sont encore en Mai 1968, ou dans la société actuelle avec le mouvement BLM aux USA, et les Black Bloc en France. 

Tradition Philosophique Allemande et Max Weber

Max Weber est un fondateur de la sociologie et des sciences politiques. En 1919, dans "Politique comme vocation" il définit l'État comme l'entité qui a le monopole de l'usage légitime de la force physique. 

Politiquement orienté pour une fusion du libéralisme et du socialisme, il voit la bureaucratisation et le positivisme légal comme des progrès de la société vers plus de rationalité et d'efficacité.

Il distingue trois formes idéales de domination, d'autorité, et de légitimation :

  1. autorité charismatique (familiale ou religieuse)
  2. autorité traditionnelle (patriarchie, féodalisme)
  3. autorité légale (droit moderne, État et bureaucratie)

De plus, Weber présente l'émergence de bureaucraties au 19e comme un progrès qui permet une fonction régulière des tâches que l'État entreprend grâce à 

  • une division du travail précise
  • des règlements qui stipulent précisément la chaîne de commande et les devoirs à accomplir
  • l'embauche de personnel adapté qui garantit l'exécution de ces tâches et la continuité du service
En 1920 Carl Schmitt répond à Max Weber, qui a l'autorité intellectuelle de l'époque, sa critique s'articule autour des considérations suivantes :
  • Existentialisme de Nietzsche et Heidegger
  • Révolte Hégélienne contre la technologie considérée comme "Kantienne"
  • Aspiration à la transcendance et à des valeurs spirituelles face à une technicité accrue
Certaines de ses distinctions sont particulièrement éclairantes, notamment sa critique de la dérive technocratique et de l'importance primordiale des règles concernant la gestion des crises et de l'état d'urgence

Fiction du Parlementarisme des Lumières et du Positivisme Légal

Selon Schmitt, le parlementarisme des philosophes des lumières est légitimé par une fiction : le débat public conduirait à ce que la vérité et les meilleures idées prévalent. Avoir de nombreux représentants permettrait donc de s'assurer une multitude d'idées et de compétences, et un débat de meilleure qualité. Il n'y a pas de débat pour discuter du bien-fondé des lois proposées : des discours sont préparés avant la mise en œuvre de négociations basées sur un décompte possible du scrutin au vu des lignes partisanes.

Quand la moitié de l'assemblée est constituée de Nazi et de Communistes, on n'espère pas un débat en toute bonne foi. 

L'ordre libéral n'est pas basé sur une représentation, mais sur un décompte des votes. Schmitt s'insurge contre une vision technique qui vide la politique de son sens. 

Ainsi, il prend le contre-pied de Kelsen qui cherche à axiomatiser la justice par un positivisme légal, pour lequel le droit n'est ni juste ni injuste, mais simplement l'ensemble des textes légaux validés par le législateur. Si Kelsen considère que les juges appliquent les lois, pour Schmitt, les juges adressent l'écart entre la loi et le cas particulier. Par cela, il se rapproche du droit anglais.

Schmitt pense que le féodalisme ou la décentralisation sont impossibles pour l'Allemagne parce que la nation fait face à des États-Nations puissants et unifiés. Il faut un État centralisé puissant pour défendre les intérêts Allemands.

Habermas et Schmitt considèrent que les médias de masse, et l'État providence détruisent l'État de droit bourgeois. Si Schmitt désire un mode plus traditionnel de légitimation. Il pensait en 1922 que la religion catholique pouvait fournir un symbole plus puissant qu'une technocratie libérale. En 1930, il se déclare en faveur d'un leadership "charismatique" accepté par plébiscite.

Il faut noter un glissement du sens du mot "charismatique" : pour Weber, le charisme signifie un don de Dieu, et l'autorité charismatique correspond à la monarchie de droit divin, le mot charismatique vient à signifier "sanctionné par un culte de la personnalité".

Gestion des Crises et Dictature

Lors de la renaissance, Machiavel écrit deux ouvrages, les Discorsi à l'usage des républiques (cite État de Milan) et le Prince à l'usage des monarchies.

Dans les discorsi, Machiavel rappelle que le sénat avait le pouvoir de nommer des dictateurs pour faire face à un état d'urgence. Ainsi, Cincinnatus, un citoyen Romain qui labourait son champ 500 ans avant JC fut nommé dictateur (au-dessus des lois, y compris pouvoir de vie et de mort sur tous) par le Sénat pour organiser la guerre contre les aequi, après une victoire éclair, deux semaines plus tard, il abandonne son rôle de dictateur pour labourer son champ. 

Schmitt appelle ce type de dictature "commissariale", les décisions et les lois sont prises de manière collégiale et l'état d'urgence est décidé par le souverain.

Un dictateur qui s'éternise dans son rôle, et peut décider de le proroger, est un "dictateur souverain", ce que Machiavel appellerait un Prince ou un tyran. C'est en utilisant le rôle de dictateur dans un rôle souverain pour promouvoir des lois que la République romaine a évolué vers l'empire, le Césarisme

La dictature fait face à la crise pour les penseurs de la révolution jacobine Mably et Sieyes, comme pour les bolchéviques. Si ces dictatures jacobine et bolchevique se disent temporaires comme les classiques, le statu quo ante n'est plus souhaitable. L'objectif est une fin de l'histoire eschatologique et le souverain est un "peuple opprimé" inaccessible. Par ce mécanisme, la souveraineté reste dans les mains du "dictateur" qui décide. 

Selon Schmitt, la philosophie politique depuis les lumières a oublié cette distinction faite par Machiavel. Les provisions concernant l'état d'urgence doivent être bien décrites dans la constitution, car celui qui décide de l'État d'urgence est effectivement souverain. Pour que le dictateur ne soit pas souverain, il faut un mode d'autorisation et de sélection externe.

La séparation des pouvoirs est une autre institution qui est un facteur d'instabilité, et les règles définissant l'usage d'exceptions doivent être pensées à l'avance. 

Le parti Nazi prendra le pouvoir dans le cadre de ces procédures d'exception mal conçues.

Regrets de Schmitt en 1943 ?

Schmitt continuera à théoriser sur l'opposition fondamentale de la politique entre ami et ennemi. Si en 1930, Schmitt propose une alliance du mythe et de la technologie pour faire face à la "passivité" du romantisme et du positivisme, il semble exprimer des regrets en 1943 dans un article sur les principes que les institutions doivent conserver pour garantir la dignité humaine :
  • reconnaissance de l'individu basée sur le respect mutuel même dans les situations de conflit
  • un sens de la logique et de la cohérence des concepts et des institutions
  • une réciprocité, et un minimum de respect des règles et procédures 
Si Schmitt a pris un tournant politique totalitariste dans les années 20, sa critique du droit et des institutions républicaines à l'ère de la bureaucratisation et de la production de masse a été remarquée et reste pertinente.

La lecture de John McCormick m'apprend qu'il est plus intéressant d'analyser la pensée de quiconque, ses distinctions, les évolutions telles que lui-même les auraient décrites et les contradictions inhérentes à cette pensée plutôt que de se lancer dans des imprécations vitupératrices qui montrent qu'on est plus soucieux de signaler sa distance d'un adversaire politique que de comprendre sa vision du monde.



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