Les origines de l'ordre politique selon Fukuyama

 Francis Fukuyama est un chercheur en sciences politiques qui publie en 2011 et 2014 deux tomes magistraux sur l'origine de l'ordre politique. Ces livres présentent une vision beaucoup plus approfondie de l'histoire politique mondiale que son ouvrage de 1992 pronostiquant "la fin de l'histoire". 

Le mérite principal du premier tome est de présenter l'équilibre fragile entre trois institutions nécessaires pour l'émergence d'une société avancée, et comment ces institutions se sont développées pour différentes civilisations.

Emergence de l'Etat administratif: Qin 210 Av JC. Credits: Wikicommons

L'ouvrage est plus restreint dans son champ historique que le Développement des Nations , mais plus théorique et dans ce sens, plus approfondi.

Trois Institutions Essentielles au Développement Civilisationnel

Les trois composantes essentielles des gouvernements avancés sont

  1. l'Etat, qui a le monopole de la violence, et développe une capacité administrative
  2. l'Etat de Droit qui définit un ensemble de limites au pouvoir du souverain,
  3. un mécanisme de rétroaction qui permet aux gouvernés d'agir sur leur gouvernement.
NDT: Le mot anglais "accountability" est parfois traduit par responsabilité en Francais. Or pour les anglais, il y a une distinction entre la responsabilité commune à tous les gouvernants, et le fait de devoir rendre des compte. Ce mécanisme de rétroaction, le fait de rendre des compte est present dans les gouvernements démocratiques, mais la consultation d'une aristocratie est déjà en fait le debut d'un gouvernement pluraliste. Fukuyama cite ses précurseurs du 19e siècle parmi lesquels Marx, Durkheim, Henry Maine, Tönnies, Max Weber

Il presente en premier la Chine, qui a développé sa capacité administrative trop vite entre 1000 av. JC et 200 ap. JC, empechant le developpement des points 2 et 3, en cela, la Chine diffère des Romains et des Grecs qui avaient un mécanisme de discussion publique 3 bien avant que la capacité administrative de l'Etat ne soit développée. 

Il cite aussi parmi les anciens Adam Smith, dont l'ouvrage Richesse des Nations est un ouvrage de sciences politiques plus que d'économie, et Tocqueville qui compare souvent les institutions de l'ancien régime francais à celles de la democratie en Amerique. Parmi les influences plus recentes, Mancur Olson sur l'action collective, Douglass North sur les institutions et Samuel Huntington sur la culture.

Une autre distinction de cet ouvrage est d'énoncer quatre tendances fondamentales des rapports sociaux.

Quatre Tendances Fondamentales des Rapports Sociaux

Les humains ont des tendances naturelles qui déterminent la formation de groupes sociaux, religieux et politiques:

  1. valeur selective inclusive: la tendance à sélectionner ses proches, et à l'altruisme reciproque guident la creation de groupes.
  2. abstraction: la prévalence du modèle mental de causalité conduit à supposer des causations basées sur des forces invisibles ou transcendantes.
  3. proclivité à suivre des normes pour des raisons émotionnelles plutôt que rationnelles
  4. désir de reconnaissance intersubjective de sa propre valeur, de ses dieux, lois et coutumes. Une fois obtenue, cette reconnaissance devient la base de la légitimité.
Ces tendances s'expriment dans toute société humaine. Si Franz Boas, le père fondateur du relativisme culturel s'opposait à la notion de "progrès civilisationnel" qui mènerait l'homme civilisé de la Grèce antique à la démocratie occidentale, Fukuyama acquiesce sur l'absence d'un tel déterminisme, et cependant veut décrire comment ces mêmes tendances peuvent donner lieu à des résultats très différent en Chine, en Inde, chez les Arabes, les Ottomans, en Europe et en Angleterre.

Développement Historique des Institutions

Chine: formation de l'Etat 
  • période des Printemps et Automne 771-251 av JC: l'individu est un point sur la droite du temps entre une infinité d'ancêtres et une infinité de descendants. Il y a plus 3000 tribus qui s'agrègent peu à peu. Les chefs deviennent de plus en plus puissant.
  • course à l'efficacité: chaque tribu devient un micro-état. La compétition remet en cause les traditions, remplacement du très aristocratique char à 4 chevaux par des troupes de lanciers et d'archers fantassins, promotion de commandeurs au mérite. 
  • L'attrition d'élites durant les siècles de conflit mine l'importance de grande famille
  • réforme agraire pour plus d'efficacité et pour augmenter le contrôle administratif des paysans
  • le féodalisme sera complètement aboli par l'empereur Qin en 210 av JC, ce qui sera suivi par un repatrimonialisation de la société.
  • selon l'historien japonais Naito Torijaro, la transition Tang-Song au 8e siecle ap JC correspond à la fin du féodalisme et au debut de l'ere moderne pour la Chine.
  • comme l'Etat de droit et la rétroaction ne sont pas mis en place suffisamment tôt, l'Etat utilise l'évolution technologique pour augmenter son contrôle de la population.
  • La question qu'étudie Victoria Tinbor Hui dans Guerres et formation des Etats, est pourquoi la Chine a une trajectoire historique entre 700 av JC et 200 av JC similaire à l'Europe entre l'an mil et 1500 mais aboutit à des résultats opposés en terme de lois et de contre-pouvoirs.
Inde: Brahmanes et système de caste
  • un système de caste est mis en place en 1500 Av JC, les Brahmanes sont supérieurs au guerriers, le système de caste est ascriptif et antiméritocratique. Il cause un renforcement des liens patrimoniaux et un affaiblissement du gouvernement.
  • Les empereurs qui unifient le pays paraissent être des accidents de l'histoire qui ne durent qu'une génération, alors que les periodes désunies sont les accidents pour la Chine.
  • Les anglais: personne ne peut gouverner les Indes, chaque village est organisé comme une petite république par de fortes institutions héritées de la tradition et de la religion.
  • Il y a donc un Etat de droit fort du à ces institutions, et un mécanisme de rétroaction: le pays est très démocratique parce que les chefs doivent rendre des comptes, en revanche, il est tres inégal.
Arabes: un État formé par la conquête
  • Selon Mancur Olson, au delà d'une certaine taille de groupe, l'action collective doit être dans l'intérêt personnel de tous les individus du groupe pour les garder motives. Il y a un problème d'action collective une fois la période de conquête passée du 7eme siècle passé. Il faut administrer un vaste territoire.
  • Le prophète avait unifié les tribus mais ne laisse pas un plan de succession clair: schisme des Chiites et Sunnites.
  • Le sultan recrute ses officiers parmi des esclaves issus de tribus turques. Un arabes de grande lignée devient trop fier et difficile à contrôler une fois qu'il est promu.
  • Un corps de soldat esclaves est créé: les Mamelouks, d'origine turque et caucasienne, ils sont plus endurant que les arabes. La milice de 4000 soldat augmente peu à peu jusqu'à 70,000 soldats.
  • Les arabes étant coupés en Egypte de leur source d'esclaves turques, les Mamelouks deviennent un rôle héréditaire, et ceux-ci organisent des organisations caritatives pour passer outre les restrictions de transmission patrimoniale.
  • Le régime résiste aux Mongols mais tombera face au turcs parce que les Mamluks, trop traditionalistes ne s'adapteront pas aux armes à feux que les Ottomans utiliseront.
  • Le gouvernement évite la patrimonialisation en ayant recours aux esclaves, et met en place un Etat fort, alors qu'un Etat de droit est assuré par la religion.
Ottomans: despotisme oriental?
  • Les troupes turques envahissent l'Anatolie et prennent Constantinople en 1453.
  • L'esclavage des musulmans étant interdit, des officiers vont dans tous les villages non-musulmans et demandent à voir les registres de naissance, et prennent les meilleurs enfants de 12 à 15 ans. Ces enfants deviennent esclaves, ce qui vaut aux Ottomans l'épithète de despotisme oriental, mais ces esclaves ont de meilleures opportunités que les musulmans, il deviendront généraux ou même haut-fonctionnaires, ministres. Leurs années d'éducation scellent leur esprit de corps.
  • Les janissaires et sipahis obtiendront peu à peu le droit de patrimonialiser leur charge, ce qui contribuera à la décadence des Ottomans.
L'Europe: aiguillages critiques
  • L'Europe est le meilleur exemple du non-déterminisme de l'histoire et des nombreux aiguillages critiques 
  • Ainsi, Karl Marx expliquait comment la révolution industrielle en Angleterre qui avait amené la société occidentale bourgeoise à l'individualisme et causé l'aliénation du prolétariat. 
  • Max Weber attribuait à la réforme de Luther le passage à l'individualisme.
  • Henri MaineFrederick Pollock et Paul Vinogradoff suggerent que la Réforme a pris en Angleterre à cause de l'Etat de droit fort qui s'est développé entre le 10e et le 12e siècle, et  qui culmine avec la Magna Carta. On note que le droit de propriété individuel est bien défini dans ce cadre légal et les dons notariés ont des clause en cas de dispute future entre le donateur et les ayants-droit, alors que la disposition est normalement sujette à l'approbation de la famille agnatique. 
  • En fait, suivant les observations de John Hajnal, et les arguments de Alan McFarlane, et Jack Goody l'individualisme, la méritocratie, la faiblesse du patriarcat en occident, et les droits de la femme dans le monde occidental sont des conséquence que l'on peut remonter à certaines décisions de l'Eglise catholique au 5eme siècle Ap JC. L'Eglise Catholique aurait interdit le mariage avec la femme du frère, l'adoption, et le mariage avec des cousins non pour des raisons idéologiques (l'eglise orthodoxe n'a jamais eu ces lois) mais pour se constituer un domaine. Cet aspect sera popularisé par le psychologue Joseph Heinrich dans son livre de 2020: "le peuple le plus étrange"
Variété de cas Européens:
  • absolutisme fort: États Russe et Prussien, ou les élites sont cooptées par le monarque pour exploiter les paysans. La république de Novgorod est vite mise sous contrôle. Fukuyama commente que les villes libres n'ont existé au moyen-âge que parce que le roi était faible et voulait un contre-pouvoir contre la haute aristocratie qui contrôlait les campagnes.
  • absolutisme faible: France et Espagne, ces pays sont incapable de lever assez d'impôts car ils ont exonéré la noblesse. Les fonctions de l'Etat sont vendus sous forme de charge héréditaire pour financer l'Etat. Le droit reste coutumier la ou les Anglais ont promu une "common law" qui remplace leur droit coutumier.
  • monarchie parlementaire: en Angleterre le roi concede aux nobles la Magna Carta, un équilibre du pouvoir conduit à des institutions inclusives.
  • monarchie faible: la Hongrie et la Pologne ont une noblesse encore plus puissante. Le souverain est sujet à élection. Les nobles refusant de payer pour la défense du royaume, la Pologne et la Hongrie perdront leur indépendance.
  • Charles Tilly présentait l'évolution européenne depuis 900 ap JC comme l'histoire des guerres et de leur financement par l'impôt.  La France de l'ancien régime ne peut taxer au maximum que 15% du PIB la ou le gouvernement anglais pouvait extraire 30% pour financer ses guerres. Si les Etats-Unis se révoltent sous le slogan "pas de taxation sans representation", il suggere que le slogan opposé soit la solution au problème de la corruption qui siphonne l'aide au développement soit pas de "représentation sans taxation".
  • Il note enfin que les démocraties européennes qui ont développé les 3 institutions semblent néanmoins incapables de réformer leur système de sécurité sociale pour l'adapter à leur évolution démographiques.

Conclusion

Fukuyama, tout comme Acemoglu et Robinson ou Piketty s'entendent pour dire que l'histoire est parsemée d'aiguillages critiques. L'historien peut toujours revenir en arrière, pour présenter un aiguillage antérieur comme la cause première d'événement. 

Si Fukuyama proclamait la fin de l'histoire en 1992 parce que la démocratie avait selon lui gagné la guerre idéologique, il note en 2011 que ce commentaire provocateur avait déjà été dépassé au 20e siècle par le philosophe politique français Alexandre Kojève. Celui-ci proposait que la fin de l'histoire avait eu lieu à l'issue de la bataille d'Iéna en 1806: La victoire de Napoléon force la Prusse à devenir un Etat moderne, et le reste de l'histoire n'est que du remplissage. 

Le mérite de cet ouvrage moins complet mais plus approfondi que celui de Daron Acemoglu est de théoriser le besoin d'un État administratif suffisamment fort pour assurer la défense, la police et la justice, d'un Etat de droit pour limiter le pouvoir de l'Etat, et d'un mécanisme de rétroaction assurant des institutions inclusives. 

Les quatre tendances humaines fondamentales rappellent les travaux de Stephen Boyden sur la biohistoire, et la psychologie evolutioniste.


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