L'Histoire des Régimes de Propriété en France selon T Piketty

Consensus sur l'inégalité et Controverse sur la redistribution


Nous avons déjà eu l'occasion de décrire l'évolution de l'État-Providence dans un billet précédent, et de mieux comprendre ses prédécesseurs traditionaliste puis libéraux. La parution du livre Capital et Idéologie de Thomas Picketty nous donne l'occasion de revoir les fondements sociaux et idéologiques des régimes antérieurs à l'État-Providence en France.

Il y a déjà consensus sur l'inégalité. Son livre précédent, Capital au XXIe siècle, illustre la disparition et la réapparition des inégalités dans les pays développés au cours du XXe siècle, même si certaines statistiques font l'objet de discussion.

Il y a encore controverse sur la redistribution suivant la critique libérale :
  • les alternatives socialistes se soldent par l'extinction des libertés et l'inefficacité économique.
  • le libéralisme entend inciter la production de richesse en limitant la redistribution.
L'ouvrage entreprend d'élargir le champ d'investigation tous azimuts pour mieux jauger les trajectoires et les conséquences historique de différents régimes de propriété sur la société.

Nous nous contenterons dans ce billet d'examiner les chapitres sur l'ancien régime et la société libérale du XIXe siècle qui a évolué vers la social-démocratie entre 1871 et 1918.

L'Ancien Régime


La société française de l'ancien régime était divisée en trois ordres :
  1. le clergé - gardiens des valeurs et de la cohésion sociale, 
  2. la noblesse - ordre guerrier protecteur du pays, 
  3. le tiers-état - les travailleurs. 

Il suffit de se promener dans Paris du Palais Royal au Louvre pour constater que l'élite française a su extraire du peuple de quoi financer ses grands projets.

Cette division existait partout en Europe et n'est pas unique à l'occident puisque l'Inde et le Japon connaissaient une division similaire ou les ordres religieux et guerrier étaient privilégiées.

Alors que la révolution institue l'égalité devant la loi, la monarchie était constituée d'une mosaïque de statuts coutumiers différents. Ces droits de propriété étaient assortis de souveraineté: droit de lever certains impôt et de rendre justice. La monarchie absolue tant critiqué par Montesquieu ne donnait pas en fait assez de pouvoir au roi en 1789 pour lever l'impôt. L'absolutisme serait donc un mythe créé par les républicains lorsqu'ils ont réécrit l'histoire de France pour justifier leur avènement.

Le clergé et de la noblesse représentent entre 4% et 2% de la population. Cette élite possédait environ 50% de la richesse patrimoniale:
  • Le clergé possédait environ 25% du patrimoine national. Une partie de cet argent était utilisé pour l'aide aux indigents, l'éducation et la cohésion sociale. 
  • La noblesse possédait l'autre quart du patrimoine national. Le pouvoir des guerriers semblait légitime quand le territoire avait besoin d'être défendu contre les invasions, mais l'extraction de rente devint patente quand les châteaux-forts furent remplacés par des palais.
La population des deux ordres supérieurs se stabilise au 17e siècle sous l'effet d'une transition démographique par souci de concentration patrimoniale. La population du tiers-état double durant le 18e siècle. Ce facteur influence l'age et l'ambition des jeunes avocats roturiers en surnombre qui viendront participer à la convention, et la tendance à l'immobilisme du clergé et de la noblesse en 1789.

L'abolition des privilèges conduit au transfert au bénéfice de l'État du cens qui devient taxe foncière et des lods qui deviennent les droits de mutation à titre onéreux.

Condorcet pensait que la fin de ce régime permettrait à "la tendance naturelle de la société humaine à l'égalité" de réapparaître dès que ces inégalités en droit seraient abolies. On voit que les théories sociales gagnent à être revues avec l'expérience.

Il n'y a pas de tradition propriétaire unifiée dans l'ancien régime, mais un morcellement coutumier de la propriété mélangée avec de la souveraineté, de valeurs traditionnelles imposées par un ordre totalitaire et justifiées d'un vernis religieux.

La Société Libérale du XIXe


L'apparition soudaine du droit de propriété semble un peu déracinée dans la présentation de Picketty, qui rebaptise le libéralisme en "propriétarisme" pour mieux isoler la composante qu'il souhaite réformer.

Il me semble que le libéralisme défend d'abord la liberté en réaction à la répression de la rationalité par la pensée traditionnelle et à l'extraction de rente par les élites de l'ancien régime. L'égalité devant la loi vient du droit romain. La révolution restaure un principe fondamental, celui d'une justice impartiale, et "aveugle" quant aux circonstances particulières. La société libérale a un fondement légal avant d'être économique, c'est cette égalité devant la loi et le droit de propriété qui sont les fondations de la liberté.

De fait, l'État définit des structures qui encouragent l'accumulation de patrimoine. Les droits de successions furent établis à un taux unique de 1%. Et leur but était l'enregistrement des propriétaires pour mieux les défendre. Ainsi, La création d'un timide barème progressif de droit de succession allant de 1% à 1,5% fut rejetée par principe.

Le clergé, qui disposait dans l'ancien régime de 25% des ressources pour assurer la cohésion sociale et a été dépossédé. La richesse dont disposent les organisations caritatives ne dépasse plus 6% dans aucune société moderne. Le régime libéral s'accompagne d'une augmentation des inégalités à un niveau supérieur encore à celle de l'ancien régime puisque le centile le plus riche parvient à accumuler 70% du patrimoine total en 1914 alors que les 70% les plus démunis meurent sans aucun bien.

Les déclarations successorales montrent aussi la remarquable diversification qui s'opère dans les patrimoines parisiens durant la belle époque entre 1880 et 1914. Il s'agit de la première mondialisation capitaliste. Le capitalisme est une conséquence du développement industriel, du libre échange et de la financiarisation de la société libérale.

Le capitalisme est enfin le germe de conflit sociaux : dans la littérature du 19e, le patrimoine est perçu avant 1820 chez Balzac et Austen comme garantissant au retraité bourgeois un revenu stable à 5% sans inflation et sans conflit avec les travailleurs, tandis que la question sociale se développe chez Victor Hugo et Charles Dickens en 1850, pour atteindre son apogée en 1885 avec Émile Zola.

Cette période s'achève à la veille de la Grande guerre avec l'introduction d'impôt sur le revenu progressif qui culmine à un taux de 2% seulement pour les mieux nantis, mais les guerres et les besoins du gouvernement ne tarderont pas de le faire grossir.

Social-démocratie et Curseur Redistributif


Comme l'explique Rene Passet, la forte croissance économique mondiale en temps de paix depuis deux cents ans est le fruit d'une maturation scientifique de l'occident. Elle s'est traduite par des progrès technologiques dans la maîtrise de l'énergie fournie par le bois, le charbon minier, puis le pétrole, et de l'information par le courrier postal, le télégraphe, téléphone, puis les réseaux de données. Toute la question est de comprendre quelles institutions ont favorisé un tel progrès.

Des libéraux comme Ayn Rand attribuent ce progrès technologique à un régime propriétaire bourgeois qui incite à appliquer la science, à pousser l'efficacité pour produire de la richesse. Cela contraste avec l'ancien régime ou avec différentes formes modernes de dirigisme qui confisquent les fruits de l'initiative productive. L'extraction de rente auprès de l'État est dans ce cas le meilleur moyen de réussite.

Le fonds de commerce de Picketty est l'étude des inégalités patrimoniales. Il dénonce un ultra-capitalisme importé par la mondialisation comme la cause des problèmes économiques français. Sa solution est encore de pousser encore le curseur redistributif à fond à gauche mais cette fois-ci dans tous les pays en même temps. Il faut regarder la Corée du Nord pour apprécier la capacité du dirigisme à annuler les effets de 70 ans de progrès technologique offert aux pays émergents.

Les sociaux-démocrates attribuent la forte croissance économique de l'après-guerre à la prévalence au niveau mondial d'un régime redistributif, qui permet l'accès de tous à l'éducation et élève l'activité économique en favorisant un niveau élevé de consommation. Depuis 1970, la croissance économique est atone dans les social-démocraties dont les systèmes redistributifs sont les plus "mûrs" alors que la situation économique est meilleure dans les pays plus libéraux. De même, des flux redistributifs accrus ne semblent pas aider la cohésion de l'Italie du Sud à l'Italie du Nord, de la banlieue de Neuilly avec d'autres banlieues... La théorie des choix publics avance une explication basée sur un effet de cliquet des dépenses publiques.

Se pourrait-il que le curseur redistributif ait été poussé trop loin au vu de son capital social ? Par exemple, la Suisse ou l'Amérique sont dans une meilleure situation économique que la France, alors que l'Argentine qui s'obstine depuis 70 ans dans un projet de "justice sociale" a vu sa richesse par habitant chuter durant toute cette période.


Buenos Aires avant la justice sociale.

La situation actuelle n'est pas le produit d'un déterminisme historique mais d'une série de choix faits face aux événements, de compromis pragmatiques en présence de forces opposées et d'information incomplète. Nous avons vu comment la France est passée de l'ancien régime à une société libérale, puis à la social-démocratie. Une évolution similaire a eu lieu dans les autres pays, nous reviendrons sur certains d'entre eux dans de prochains billets.


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