Comment le monde est devenu moderne selon Stephen Greenblatt

 Stephen Greenblatt est un professeur de lettres classiques et d'Anglais à Harvard, spécialiste de Shakespeare. Selon lui, la redécouverte de Lucrèce aurait mené à une révolution intellectuelle en ouvrant la voie à la rationalité, la démarche scientifique et la pensée moderne, la ou l'Église et l'argument d'autorité avaient paralysé la pensée occidentale. 

Durant l'hiver 1417, un humaniste à l'esprit vif et passionné de lettres latines, Poggio Bracciolini, utilise son statut d'ancien premier secrétaire du Pape pour faire la tournée des monastères Allemand. Il découvre une copie du poète Lucrèce :  De Rerum Natura.
Poggis Fiorientini credit: wikicommons

Selon Stephen Greenblatt, c'est la qualité de la grammaire et de la versification qui attire d'abord l'humaniste, mais lorsque le manuscrit est copié maintes fois puis imprimé, le sens du poème s'impose à l'élite intellectuelle. 

Quelques éléments de la pensée de Lucrèce :

  • l'absence d'intervention divine dans le monde
  • la mortalité des hommes
  • une physique matérialiste atomiste ou les événements sont le fruit du hasard et non de colères et de volonté divines 

Selon l'auteur, l'avènement de la rationalité et l'âge scientifique sont liés à la discussion de l'athéisme du poète qui choque les intellectuels chrétiens et les force à sortir des ornières d'un millénaire d'obscurantisme.

Si l'auteur présente l'athéisme et le matérialiste comme l'ultime forme de progrès intellectuel dans cet ouvrage, sa thèse principale intéressera tous sauf les plus fondamentalistes : l'homme du 18ème siècle pense bien différemment de celui du 15ème.

Quelques enseignements tirés de l'ouvrage de Greenblatt:

  • avant l'Empire, les Romains voient les lettres comme une activité peu martiale et efféminée
  • les romains écrivaient sur papyrus avec une encre assez fragile, la copie était un travail d'esclave, les papyrus se conservent 3 ou 4 siècles environ
  • les romains lisaient à voix haute dans une bibliothèque privée décorées de statues de penseurs
  • à partir du 3ème siècle de notre ère, il y a moins de scribes et moins de copies. Les livres se perdent.
  • les règles monastiques demandent la lecture des textes sacrés, ce qui implique la copie et l'existence de scriptoriums. Cette lecture doit être répétitive, non-critique.
  • le texte de Lucrèce a été copié au 9ème siècle, cela implique soit une copie au hasard, soit des humanistes avant l'heure : le monde n'était pas prêt pour Lucrèce au 9ème siècle.
  • l'Église du 14ème et 15ème siècle était très intolérante, l'inquisition brûlait les hérétiques, et un humaniste retournant en Italie d'Angleterre a été dénoncé par ses ennemis et brûlé pour atomisme (théorie incompatible avec la transsubstantiation selon l'inquisiteur).
  • même si Poggio décide jamais de devenir religieux alors qu'il est secrétaire du pape, il était profondément croyant. Il appréciait Lucrèce surtout pour la qualité de son latin.
  • La représentation de l'univers avant la renaissance est très différente : il s'agit d'un monde où l'homme a une place centrale, ou le ciel tourne autour de la terre et Dieu se préoccupe de l'homme qui est distinct des autres animaux.
  • L'argument pour ajuster cette représentation est l'argument d'autorité, alors qu'il devient plus scientifique après la renaissance.
  • Si l'inquisition s'oppose à tout écrit moderne reprenant la vision du monde athée de Lucrèce, l'ouvrage est copié puis imprimé, la vision du monde sous-jacente est discutée dans les cercles latinistes, y compris dans l'Église. Les papes ont bien vite leur copie du poème de Lucrèce.
  • La traduction de Lucrèce en langues vulgaires arrivera après deux cents ans. La première traduction en Anglais est faite par une femme très pieuse qui voulait mieux comprendre l'argumentation de l'auteur. Là encore, dissémination n'implique pas prosélytisme.
  • Jefferson avait de nombreuses versions de Rerum Natura, et la recherche du bonheur inscrite dans le préambule de la constitution américaine est une marque de son épicurisme.

Cet ouvrage incite à plus rechercher le passage de l'âge féodal (Guy Bois) et le contexte de la réforme (Euan Cameron).

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