Crash: une décade de crises financieres selon Adam Tooze

 Adam Tooze, un spécialiste de l'histoire économique du 20ᵉ siècle qui a enseigné à Cambridge et Yale, publie en 2018 une rétrospective détaillée de la grande crise financière de la dernière décade.

Émeutes en Grèce

C'est un sujet qui a déjà été couvert par d'illustres auteurs (on pense à Paulson, Bernanke, Geithner). L'auteur intègre tous ces témoignages tout en détaillant les effets de la crise de l'Europe de l'Ouest à la Corée, en passant par les pays de l'Est, la Russie et la Chine.

Le livre suit un plan chronologique détaillé, qui reprend chaque étape de la crise, telle qu'elle a pu être relayée par d'autres très bonnes sources, je reprends ici certaines observations particulièrement pertinentes de l'auteur.

Hégémonie confirmée du Dollar

Adam Tooze rappelle que les flux financiers entre l'Europe et les USA représentent des montants plus important que les importations d'Asie.

Les flux financiers en 2007 avant la crise étaient les suivants :

  • US-Eur: $1,6t, Eur-US: 2,6t
  • US-APAC: $0,2t, APAC-US $0,9t 

Comme indiqué depuis Triffin, le déficit commercial américain conduit à des flux d'investissement du reste du monde. L'investissement de la Chine en bons du trésor américain est très visible dans les médias. On voit ici que l'Asie (incluant aussi le Japon) ne correspond quand 0,7t alors que l'Europe est plus intégrée à la finance américaine, et finance 2,6t d'actifs américains, représentant 1t de prêts nets.

Les banques européennes empruntent des dollar sur le marché à court terme pour investir dans des actifs en dollar à long terme. Ce mécanisme de prise de risque avait été décrit par le PDG de Citigroup comme une partie de "chaise musicale" à laquelle les banques jouent pour tenir leur rang face à la compétition.

L'auteur explique la dépendance de la finance Européenne au dollar, avec des besoins de "swap lines" entre banques centrales pour des montant de 100 à 1000 milliards.

Là où le FMI opère habituellement des sauvetages pour des montants de 10 à 30 milliards. Ces lignes de swaps ne sont pas trop dans les médias, et Sarkozy de dire que la crise de 2008 montre la fin de l'hégémonie du dollar et la débâcle du capitalisme anglo-saxon. 

La Chine poussera pour remplacer le dollar par des SDR qui ne seraient pas contrôlés et gérés dans l'intérêt des américains.

Le rêve anglais d'un G2

Alors que Gordon Brown reve de pousser plus avant la collaboration US-UK avant le G20, Obama se permet de commenter: ce serait plus simple si Roosevelt et Churchill pouvaient s'entendre sur la manière de diriger le monde autour d'un verre de cognac, mais ce n'est plus le cas, et c'est probablement mieux ainsi.

Poussée Régulatrice des Français et Allemands

Sarkozy est appuyé par Merkel sur les paradis fiscaux lors du G20 en Angleterre : il déclare "une page a été tournée" sur "l'histoire du capitalisme Anglo-Saxon", et "la fin de l'ère de la dérégulation"

Relance aux US, Austérité en Europe

L'équipe de conseillers économique d'Obama avec Larry Summers et notamment Christina Romer demande une relance bien au dela des 800md prévus, Larry Summers n'ose pas demander plus alors que le congrès républicain et toute sorte de populistes "tea party" lutte contre le poids de l'État. 

Hartz IV (réforme du chômage) et Schuldenbrehmse (limite à l'endettement inscrite dans la constitution) sont des réformes structurelles faites en Allemagne en 2004. En parallèle, il n'y aura pas de telles mesures en France ou en Italie.

Trichet et Dragi sont des haut-fonctionnaires technocrates qui désirent des réformes structurelles dans leur pays respectifs. Ce sera l'implémentation du Vincolo Esterno tant annonce avant Maastricht.

Il est hors de question pour la BCE en 2010 d'acheter directement des obligations souveraines en difficulté. Les technocrates de la BCE ont toujours expliqué que des réformes structurelles étaient nécessaires à l'union. La réaction des marches concernant la Grèce les confirment dans leurs discours habituels. 

Ce n'est que lorsque le marché panique que la Troïka (BCE, FMI, Conseil de l'Europe) décide mais un peu tard, d'agir. Cela coute bien plus cher, et la décision de ne pas faire faire défaut à la Grèce n'est probablement pas dans son intérêt. Il s'agit d'un bail-out des banques Françaises et Allemande. Une dette privée sur laquelle un pays peut faire défaut est remplacée par une dette envers des acteurs comme le FMI, qui ont des moyens de pression bien plus forts que des créditeurs privés.

En fin de compte, la Grèce ne bénéficiera d'une réduction de dette qu'en 2012 : alors qu'en 2009, son PIB était de 240 Md et sa dette de 299 Md, en 2012, sont PIB est descendu à 191 Md et la dette qui avait augmenté de 350 Md n'est réduite qu'à 285 Md, un niveau proche de son niveau en début de crise. Adam Tooze note trois points: 

  • le bail-out initial n'a eu lieu en grande partie pour sauver les banques Françaises et Allemandes, 
  • l'austérité mise en place a détruit la légitimité du pouvoir en place, et déstabilisé le pays politiquement.
  • le PIB a diminué, ce qui semble indiquer un multiplicateur Keynésien supérieur à 1, ce qui rend les réformes structurelles particulièrement douloureuses.
2011 est aussi l'année où Berlusconi et Strauss-Kahn (du FMI) sont impliqués dans des scandales liés à leur sexualité. Sarkozy et Merkel négocieront des accords de soutien financier conditionné à ce que les autres pays Européens appliquent des règles similaires à celles de Hartz IV. Draghi et Trichet pousseront Berlusconi vers la sortie.

L'austérité amène un technocrate, Monti au pouvoir en Italie, alors que des gouvernements socialistes arrivent en France (avec Hollande) et en Espagne (Podemos).

Pays Émergents, Russie et Ukraine

En Ukraine, Tymochenko du parti de la révolution Orange perd son élection contre le pro-russe Yanukovych qui promet plus d'ouverture vers l'Europe. L'Europe et la Russie proposent des accords commerciaux incompatibles (espace commercial commun et de tarifs vers l'extérieur). Un effort aurait pu être fait pour les rendre compatibles, mais il n'y avait aucune volonté politique dans cette direction.

Alors que l'Ukraine s'attend à une aide de 15 à 50 Md, l'offre de UE de moins d'un Md apparaît inacceptable en comparaison à ce qui a été offert à la Pologne, en plus que le FMI demande à ce que la depense en gaz augmente de 50%. 

La Russie offre ensuite une subvention sur le gaz et d'autres aides pour 15 Md, et Yanukovych choisi l'espace commercial Russe. Une révolte assez limitée commence qui, mal gérée par le président, prend de l'ampleur alors que les États-Unis agitent pour un changement de régime (conversation "F** the EU" entre Victoria Nuland, sous-ministre des affaires étrangères américain et l'ambassadeur US en Ukraine Pyatt).

Vu l'interférence américaine, la Russie décide de l'annexion de la Crimée. Des sanctions sont mises en place par les États-Unis, qui ont été reprises par l'Europe quand une milice pro-russe au Donbass détruit par erreur un avion de ligne de Malaysian Airline et ses 290 passagers.

Note : ces commentaires d'Adam Tooze sont publiés en 2018. En 2014, Frank Sakwa, historien anglais spécialiste de la Russie, publie "Ligne de Front Ukrainien: Crise dans les pays frontiere" une vision plus critique de la politique de l'Otan, dont l'expansion est justifiee par le risque militaire créé par son expansion. 

2015-2016 : Populisme et l'interdépendance avec la Chine

Une crise qui avait maintes fois été annoncée en Chine par ses détracteurs a lieu en 2015 alors que le parti avait encouragé les ménages à investir en bourse. La Fed n'ose pas remonter les taux à cause de la situation en Chine, démontrant la dépendance de la Fed aux marches internationaux.

Adam Tooze, en citant Abba Lerner (un économiste que l'on surnomme le Milton Friedman de gauche), rappelle que l'économie est un champ d'investigation qui s'épanouit sous l'hypothèse d'un régime politique stable. La politique est si importante en Chine que les considérations économiques sont hors-champ.

L'élection de Trump et le Brexit surprennent les médias conventionnels et conduisent à une déstabilisation de l'ordre mondial. Pour Adam Tooze, le 21ᵉ siècle entame une poussée nationaliste et protectionniste qui défie à nouveau les démocraties. Le marché tout comme le politique sont enclins à la myopie et l'irrationalité alors qu'Adam Tooze aimerait voir le politique donner une orientation durable aux sociétés démocratiques.


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