La Théorie du Choix Social de Arrow et le Chaos Démocratique

L'évolutioniste JBS Haldane conjecturait dans son Inégalité de l'Homme que le vote est l'une des quatre avancées civilisationelles majeures découvertes entre 3000 et 1000 avant JC. Trois millenaires plus tard, dans les démocraties, la décision a la majorité est présentée dés l'enfance comme le meilleur systeme, en place depuis plus de 200 ans. Ce n'est qu'en 1951 que des résultats rigoureux montre la source d'incohérence de ce mode de décision. En 70 ans, ces résultats n'ont apparement eu aucun effet sur le discours politique démocratique faisant appel au symbole et a l'émotion.

L'économiste Kenneth Arrow reprend après-gerre les travaux du 18e siècle par Condorcet sur les votes et publie dans "choix social et valeurs individuelles" l'impossibilité de trouver un système de décision participatif qui mène à des décisions cohérentes.

Kenneth Arrow: image wikicommons

Arrow n'est pas seulement reconnu pour avoir défini un cadre mathématique clair qui a permis le développement d'un nouveau champ de recherche (la Théorie du Choix Social) dans les décades qui ont suivi. Il a également collaboré avec Debreu en 1954 à la mathématisation de l'équilibre économique des marches, qu'il justifie en utilisant un théorème de point fixe de Kakutani de 1941.


Condorcet : Incohérence de Décisions Multiples

Au 18e siècle, le marquis de Condorcet s'intéresse aux modes de scrutin dans le cadre de l'élection d'un nouveau membre a l'Académie des Sciences. 

Il remarque la non-transitivité des choix électoraux. Même si une majorité préfère A à C, Il se peut que B soit préférable à A pour une majorité, et C soit préférable à B pour une autre majorité. 

Cette propriété entraine une incohérence de la gouvernance par vote majoritaire.

Impossibilité d'Arrow

Dans ce qu'il a appelé le théorème d'impossibilité générale, Arrow a montré qu'à moins d'accepter la comparaison interpersonnelle des utilités individuelles, il est impossible de formuler un ordre de préférence sociale qui satisfasse à toutes les conditions suivantes : 
  1. Non-dictature : Les préférences d'un individu ne devraient pas devenir le classement du groupe sans tenir compte des préférences des autres. 
  2. Souveraineté individuelle : chaque individu doit pouvoir ordonner les choix de quelque manière que ce soit
  3. Unanimité  : Si chaque individu préfère un choix à un autre, alors le classement du groupe devrait faire de même 
  4. Absence d'alternatives non pertinentes : Si un choix est supprimé, l'ordre des autres ne devrait pas changer 
  5. Unicité du rang de groupe : La méthode doit donner le même résultat chaque fois qu'elle est appliquée à un ensemble de préférences. Le classement des groupes doit être transitif.

McKelvey-Schofield: Chaos Démocratique

Dans le reste de cet article, nous reprenons un résultat de McKelvey-Schofield qui montre comment une série de votes à la majorité peut conduire à s'éloigner progressivement de ce que tous les électeurs désirent et les conduire à une situation dystopique. Ce résultat est expliqué dans une vidéo youtube en Anglais. La vidéo se trouve ici.

La visualisation présente un choix quantitatif (e.g. allocation de budget a un programme donne) suivant deux axes (deux programmes distincts). Si le domaine de choix est restreint à ne s'exercer que sur un axe, le choix de l'électeur médian va être utilisé, si le domaine comprend au moins deux axes, nous voyons comment une série de votes peut éloigner le choix du centroide des préférences. 

L'état initial proche de la position moyenne est représenté en bleu, l'état final en rouge :


Une zone d'indifférence pour chaque électeur peut être définie par le cercle jaune

La zone de préférence de la majorité est représentée en vert. La politique 2 est majoritaire


Le choix de la politique 2 a permis d'éloigner l'état du système du centroide et d'augmenter la zone possible de votes majoritaires possibles. La politique 3 peut être choisie, qui est maintenant en dehors de l'enveloppe convexe de ce que les électeurs souhaitent.


La politique 4 est maintenant susceptible de recueillir la majorité des votes


Le pouvoir de décider l'ordre du jour

Ce théorème montre comment le pouvoir de poser l'ordre du jour permet en démocratie d'arriver a n'importe quelle décision. Il y a donc une possibilité de manipulation délibérée de l'ordre politique en démocratie : 
  • aux États-Unis, pour Noam Chomsky, l'ordre du jour politique est manipulé par des lobbys et l'élite des deux partis. Cela expliquerait que la question de l'assurance maladie universelle n'a jamais été posée directement aux USA, et que le cout des dépenses de santé est à présent deux à trois fois plus élevé qu'en Europe. 
  • en France, pour Etienne Chouard (défenseur du Referendum d'Initiative Citoyenne), parce que les choix présentés au parlement font l'objet de discussions préalables qui sont opaques.
  • en général, tout complotiste explique que le peuple est bon, mais qu'un groupe invisible et secret est responsable de l'ordre social.
Mais suffit-il d'éliminer les groupes d'influence pour remédier aux insuffisances de la décision par le vote ? 

Potentiel de chaos inhérent a l'ordre actuel

Dans la visualisation du théorème de McKelvey-Schofield, plus l'ordre social est proche du centroide des préférences, plus le domaine de décisions acceptables par une majorité est restreint. Plus l'ordre social en est éloigné, plus de changements extrêmes peuvent être accepté par une majorité.

Le passage de la politique 3 a la politique 4 correspondait déjà à deux ordres sociaux hors de l'enveloppe convexe des politiques désirables. Cela ressemble à une discontinuité extrême comme en produirait un basculement du communisme au fascisme. En fait, ces transitions sont si extrêmes qu'elles seraient classifiées comme discontinuité politique par Charles Tilly.

Ainsi, le basculement de la démocratie au fascisme, ressemble à une situation où l'ordre social est déjà très insatisfaisant et les prochains choix se font dans une espace très large où les modérés sont coincés entre communisme et fascisme. De même, la Chine des années 30 est dans une situation chaotique de chefs de guerre où tout devient politiquement possible. Des situations comme la guerre civile au Congo et en Sierra-Leone montre que les chefs de guerre sont capables de perversions qui vont bien au-delà encore dans le désordre et l'instabilité. Il s'agit bien de politiques que 98% d'une population jugerait acceptable.

Même s'il n'y a pas de complot pour décider de l'agenda, des chocs exogènes imposent un agenda, avec différents modèles défendus par différentes factions. Cet agenda n'est aucunement certains de conduire à une politique centroide.

Capital Social, Homogénéité et Polarisation

Lorsque les Américains ont renversé l'État Irakien en 2004, ils ont licencié tous les hauts-fonctionnaires existants et lance une politique démocratique basée sur un système de quotas ethnique. Le résultat a été un gouvernement factieux, ethniquement clivé, clientéliste, instable et violent, créant des situations de crise, mais ne montrant pas d'intérêt à améliorer le sort de ses citoyens.

Cela contraste avec la reprise du Japon par les USA en 1945, où des hauts-fonctionnaires coupables de crimes de guerre sont restés en place, et où une démocratie, mais avec en pratique un seul parti au pouvoir, a été mise en place. La population était homogène.

L'ordre du jour est peut-être plus question de situation politique que de choix délibérés par une clique secrète. Les théories démocratiques de Chomsky ou de Chouard sont plus adaptés à un petit pays homogène et déjà stable comme le Liechtenstein ou Guernesey que pour un grand pays comme les États-Unis ou la France où le vote utile et le vote de protestation ont plus de potentiel d'éloigner les choix des préférences des électeurs.

Gouvernance : au-delà du symbole démocratique

En 1920, selon Walter Lippmann, la démocratie est légitime parce qu'elle est un symbole qui réunit. Mais il insiste sur le fait que l'électeur médian n'est compétent ni en tant qu'un administrateur, qu'économiste ou juriste. Il conseillait aux présidents américains qu'un collège de technocrates s'attèle à optimiser la politique du pays alors que la complexité sociale du pays augmentait depuis son industrialisation. Il pensait qu'un grand pays nécessitait un gouvernement technocratique.

Le théorème d'impossibilité d'Arrow s'applique non seulement à la démocratie, mais à tout groupe de décision. En fait, le problème de gouvernance se reproduit au sein du comite central dès qu'une décision est mise au vote.

Une possibilité est de modifier le système de vote afin que chaque électeur puisse signaler son niveau d'utilité plutôt qu'un niveau ordinal. 

En fait, de telles mesures sont déjà en place en amont du vote : on permet à des électeurs de s'investir et de manifester leur opinion sur un sujet qui est important. Ils peuvent former des lobbys pour signaler leur intérêt financier pour une cause qui intéresse moins les autres. On observe cependant une capture de la décision par des intérêts spéciaux, et une recherche de rente par des groupes exploitant une situation asymétrique, ou adeptes de l'action collective.

On peut imaginer de demander à des technocrates de calculer l'utilité pour la circonscription qu'ils représentent et ainsi d'agréger des votes d'utilité, mais des intérêts spéciaux peuvent toujours entrer en compte dans ce vote, dans la mesure où il reste discrétionnaire. Si la décision ne fait l'objet que d'un calcul, on ne décide plus par vote.

Les meilleures solutions sont de (1) réduire la taille du collège électoral a un groupe qui a des objectifs homogènes, et (2) réduire la portée des choix sociaux à ce groupe homogène afin qu'il ne nuise pas aux agents qui sont hors du groupe.

Amartya Sen reprendra avec génie les travaux de Kenneth Arrow dans son article "l'impossibilité d'un libéral parétien", avec un théorème d'impossibilité de gouvernance libérale si chacun se préoccupe plus de régimenter la vie des autres que la sienne propre.





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