Paradis et Puissance: le double standard, selon Robert Kagan

Suivant mon billet revoyant Apres l'Empire par Emmanuel Todd au sujet des Etats-Unis, je revois un des textes fondateurs du néo-conservatisme. Puissance et Faiblesse de Robert Kagan, a du succès et l'article sera adapté en livre : "du Paradis et de la Puissance".  Il décrit la divergence de la vision stratégique Américaine et Européenne avant la seconde guerre en Iraq en 2002. 

Double Standard: Bombe à sous-muniution americaine

Les paragraphes ci-dessous reprennent certaines pensees de Kagan telles qu'ils les exprime en 2002. Nous ferons quelques remarques en conclusion.

Introduction

  • Les européens favorisent le dialogue et évitent la force. Ils sont plus patients en politique étrangère. L'Europe est entre après 1945 dans un paradis de "Paix Perpétuelle" Kantienne
  • Les américains vivent toujours dans un monde Hobbesien dans lequel l'homme est un loup pour l'homme et un État puissant permet d'assurer la paix et la justice.
  • Pour Kagan, paraphrasant un best-seller de John Gray de 1998, "les américains sont de Mars, les européens de Vénus".
  • Il n'en a pas toujour été ainsi: la Machtpolitik était éminemment européenne au moins jusqu'en 1914.

L'écart de puissance : Perception et Réalité

  • L'Europe est faible militairement depuis 1945. L'Europe dépense moins de 2% de son PIB pour son budget militaire. Les États-Unis dépensent plus de 3%.
  • L'unification du traité de Maastricht était censée créer une nouvelle puissance. Il est devenu évident avec la guerre dans les Balkans que l'Europe est incapable de projeter une puissance militaire.
  • Depuis 1989, les interventions militaires des États-Unis se multiplient et sont plus nombreuses que pendant la guerre froide. Cela est dû à l'absence de contre-pouvoir et à de nouvelles technologies de missiles qui permettent aux États-Unis d'intervenir à distance plus souvent sans presence de troupes.
  • L'Europe pense que les États-Unis sont trop enclins à la confrontation. Ce constat ne touche pas seulement les Republicains. Les démocrates, s'ils sont plus timides, veulent tout de même  bombarder l'Iraq sous Clinton.

La psychologie de la puissance et de la faiblesse

  • Le problème n'est donc pas lié au parti du président, que ce soit Bush Junior ou Clinton, il est fondamental.
  • Les pays faibles ont toujours intérêt à dévaloriser la force. Les Européens appellent à des mesures multilatérales, car elles permettent une action à moindre cout. 
  • Pour les américains, l'action unilatérale préserve leur liberté d'action
  • Les États-Unis sont un Béhémoth avec une conscience, contrairement à la France de Louis XIV qui ne connaissait que la "Raison d'Etat".
  • Certains européens remarquent que les États-Unis ne tolèrent aucune menace hypothetique, et seraient par là même la principale menace dans le monde.
  • L'analogie la plus connue de l'article: un homme arme d'un couteau dans un bois où se trouve un ours cherchera à l'éviter, un homme avec un fusil ira le confronter.
  • Les États-Unis se comportent comme un shériff du Far West et les Européens, comme le propriétaire du saloon. Le propriétaire est parfois ennuyé quand le shériff cause des problèmes avec des brigands qui étaient venus pour consommer.
  • Les États-Unis sont beaucoup plus menacés que les Européens, à cause de leur rôle de shériff.

Les origines de la politique étrangère européenne moderne

  • Joschka Fischer, ministre des affaires étrangères allemand : Le cœur du concept d'Europe après 1945 était et est toujours un rejet du principe européen de l'équilibre des puissances et des ambitions hégémoniques des États individuels qui avaient émergé après la paix de Westphalie en 1648. 
  • Dans le monde postmoderne, écrit le diplomate anglais Robert Cooper, la raison d'État et l'amoralité des théories de Machiavel sur l'art de gouverner [...] ont été remplacés par une conscience morale.
  • George F. Kennan a supposé que seuls ses compatriotes américains naïfs avaient succombé à de telles fantaisies légalistes et moralistes wilsoniennes, et non à ces Machiavel européens éprouvés par la guerre et à l'esprit historique
  • Le but de l'intégration Européennes était l'abolition de la Machtpolitik et la solution du "problème allemand". 
  • Cette résolution du problème allemand ne provient d'un choix délibéré des Européens, mais de la destruction violente de l'Allemagne Nazie dans laquelle les américains ont joué "un rôle central".
  • Le lion Allemand et l'agneau Français dorment maintenant paisiblement ensemble. Les européens ne veulent pas penser d'autre mode de fonctionnement. [de manière inquietante, Kagan semble se réferrer a Apocalypse 5:5-6 plutot qu'a Esaie 11:6]
  • L'Europe fait face à des questions de politique intérieure qui lui semblent bien plus préoccupantes que les questions de politique étrangère. 

La réponse des États-Unis

  • La création européenne est une création américaine de Dean Acheson qui voulait un contrepoids aux soviets.
  • C'est un phénomène nouveau : en 1940, pour FDR, la question était d'éliminer la capacité stratégique de l'Europe, cet incubateur surchauffé de guerres mondiales. Pour Eisenhower, l'objectif est le même avec la décolonisation et l'affaire de Suez. La faiblesse de l'Europe est voulue par les États-Unis.
  • L'Europe est arrivée à la fin de l'histoire et au paradis Kantien parce que les États-Unis ne l'ont pas suivi.
  • Le défi du monde postmoderne, affirme Robert Cooper, est de s'habituer à l'idée de deux poids, deux mesures. Entre eux, les Européens peuvent opérer sur la base de lois et d'une sécurité coopérative ouverte. Mais lorsqu'il s'agit du monde en dehors de l'Europe, nous devons revenir aux méthodes plus brutales d'une époque antérieure – la force, l'attaque préventive, la tromperie, tout ce qui est nécessaire. C'est le principe de Cooper pour la sauvegarde de la société :  Entre nous, nous respectons la loi, mais lorsque nous opérons dans la jungle, nous devons également utiliser les lois de la jungle. 
  • Les États-Unis doivent eux s'occuper des "Saddam, Ayatollah, Kim Jung Il, et Jiang Zemin" du reste du monde.

Une division acceptable ?

  • La division des taches est supportable pour les États-Unis, les 3% de leur PIB de dépenses militaires sont moindres que les 7% qu'ils dépensaient en 1980.
  • Les Américains n'ont jamais imposé leurs idéaux que par la force. Wilson voulait d'une guerre pour finir toutes les guerres, FDR pensait pouvoir éviter la guerre, mais après arrive Munich et Pearl Harbor.
  • Les États-Unis doivent refuser les règles et les traités contraignant pour pouvoir combattre suivant les règles de la jungle et en suivant un double standard.
  • Il faut éviter trop de divergence et encourager les Européens à s'armer et à collaborer avec les forces américaines. 
  • Les américains doivent être plus multilatéraliste : la déclaration d'indépendance de 1776 ne promettait-elle pas "un décent respect pour l'opinion de l'humanité".

Conclusions

Le Double Standard et la Loi de la Jungle

L'article ci-dessus justifie les guerres des États-Unis et propose un "double standard" comme principe unificateur du néo-conservatisme. Le réalisme originel du traité de Westphalie qui suppose une relation entre égaux des Etats et la non-intervention est refuté, en invoquant "Munich et Pearl Harbor". 

Le journaliste conservateur Rod Dreher critiquait l'ensemble des néo-conservateurs en disant qu'ils sont moins ouverts que George Kennan, et ne retiennent de l'histoire que le traité de paix de Chamberlain à Munich en 1938. On entend des critiques similaires de la part de John Mearsheimer, Jeffrey Sachs et Emmanuel Todd.

L'ours de Kagan est devenu légendaire, mais il déshumanise l'opposant. S'il est juste pour un Américain de tuer tout animal dangereux, quelle conduite doit-il adopter quand l'homme est de loin l'animal le plus dangereux ?

Les cartels de mauvaise gestion

Quel est l'objectif ultime de cette double-pensée? Kuehnelt-Leddihn a élaboré une interprétation cynique au lendemain de la première guerre mondiale : les États-Unis sont une ochlocratie qui cherche à ce qu'il n'y ait pas d'alternative avec des États mieux gérés et moins violents. Wilson redécoupe les empires Allemands, Austro-Hongrois et Ottoman en états-nations instables à son image. Selon cette vue, la SDN puis l'OECD sont des cartels de mauvaise gestion. Cette vue a été démentie par le développement de l'Europe et du Japon après 1945 qui est interpretée comme une preuve de la bienveillance des Etats-Unis. Elle redevient d'actualité en 1970, après la guerre du Vietnam, le conflit israelo-arabe et le suicide demographique de l'occident. On la voit ressurgir en 2001 sous la plumme d'un autre autrichien, Hans Herman Hoppe dans Démocratie, le Dieu qui a échoué.

Tout comme il était plus pardonnable d'être Staliniste en 1936 qu'en 1953, les arguments du "Béhémoth avec une conscience" et de "la nation indispensable" étaient plus crédibles entre le plan Marshall et la chute du mur de Berlin en 89 que 10 ans plus tard, quand Madeleine Albright appelle à bombarder l'Iraq. Si le "double standard" humanitaire mis en œuvre en Palestine depuis 1948 ne semble pas avoir amélioré les choses pour les populations locales, eut-il été hatif de préjuger en 2002 des conséquences du double standard en Iraq? 

En 2004, il me semblait que ceux qui soutenaient la guerre des Etats-Unis en Iraq le faisaient non parce qu'ils croyaient que cela apporterait la paix et la démocratie, mais par patriotisme pour les Etats-Unis. Il s'agissait d'afficher un "soutien inconditionel". Si l'on sait que bombarder l'Iraq n'a pas contribué a la paix au Moyen-Orient, on n'observe pas de remise en question de la politique unipolaire.

La doctrine Brejnev

Lors d'une interview récente, l'ex-ambassadeur Américain Jack F. Matlock explique que la doctrine Brejnev de l'Union Sovietique était de faire pression économiquement et d'intervenir militairement lorsque le socialisme était menacé. Les Russes ont annoncé aux américains qu'ils l'abandonnaient en 1989. Lors de la révolution Roumaine, le diplomate Russe furieux annonce le 24 décembre aux Americains qui envahissent Panama. qu'ils peuvent garder la doctrine Brejnev en cadeau de Noel.  Selon Matlock, "la Fin de l'Histoire" de Fukuyama devient la doctrine qui justifie de faire pression et renverser par la force les pays qui ne sont pas soumis, alors qu'avant, la justification était de contenir la menace communiste.

Le mur de l'argent

L'objectif d'un système est ce qu'il fait. Tout comme l'acier d'excellente qualité de Carnegie cherchait de nouveaux débouchés en 1880 apres la construction du chemin de fer transcontinental quand Alfred Mahan publie sa théorie de suprématie navale qui justifie la course aux armements, Kagan parle en 2002 avec appétit d'augmenter les 500 milliards annuels de la "défense" américaine.

Le formidable budget de la défense est passé à 800 milliards par an. Pour 800 milliard par an  selon wikipedia (ou peut-être en fait 1300 milliards selon usaspending.gov) on peut amplement payer un ou deux scribouillards pour justifier plus de dépense. Le néoconservatisme parait être l'idéologie la mieux adaptée à l'augmentation de la dépense d'armement américaine.

Mission Accomplie en 2003

Soutenir les intérêts nationaux par la force 

Par-delà cet appel pour l'Europe à utiliser deux poids deux mesures en Iraq, en Iran et en Chine, il y a peut-être aussi chez les neo-conservateurs une forme de "double-pensée". Le fait d'être la "nation indispensable" ferait que ses intérêts économiques doivent être préférés - pour des raisons idéalistes - à ceux des autres peuples. On retrouve cela dans l'ouvrage Elbridge Colby qui, au ministère de la défense Américain a organisé la politique anti-Chine en 2018 dans son livre en 2021. Selon Colby, la "défense de la liberté" implique aussi de défendre les intérêts économiques américains nécessaires à la prospérité de sa population et la stabilité de son régime. La ligne devient fine entre l'intervention qui soutient les intérêts de la nation par des bombardements et des sanctions et celle qui attaque les intérêts des autres.

L'attaque de la Chine et de la Russie est un plus gros morceau, on peut lire Anne Applebaum et Michael McFaul concernant la Russie, Elbridge Colby concernant la Chine. Le magazine Barron's indique que la performance des actions du secteur militaire americain est bien faible comparée au niveau de tension. Les 1300 milliard de budget de défense ont peut-etre causé une indigestion pour ce secteur, ce qui pourrait présager d'une acalmie passagère.


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