La Pyramide ou le Navet: la deuxième forme de la Stratification Sociale selon O Ammon

 Nous revoyons ici deux modèles de la structure sociale: la pyramide Marxiste de 1850 et le navet d'Ammon de 1900. Si le premier correspond bien à la structure hiérarchique du contrôle social, le second correspond à une description statistique de la stratification de la population depuis le 19e siècle.

La pyramide est un symbole puissant mais que décrit-il?


La Pyramide Sociale Marxiste : Conscience de Classe

L'image de la pyramide correspond bien a la structure hiérarchisée des sociétés humaines. Les populistes modernes opposent les 1% avec la base de la pyramide, les 99%. Cette visualisation est ancienne et aide l'adoption d'une "conscience de classe" et de "condition ouvrière" tout au long du 19e et du 20e siècle :

Pyramide du 19e siècle

Elle promeut l'image popularisée par l’extrême gauche, puis par l’extrême droite selon laquelle la violence légitime sert l’intérêt d'une élite au pouvoir alors que la masse est exploitée. 

Pierre Bourdieu reprend ce thème. 

Le Navet Social d'Ammon

Otto Ammon publie en 1900 une visualisation alternative de la structure sociale dans "certaines applications de la doctrine des probabilités" dans son "Ordre social et ses applications naturelles". Après quelques discussions de la loi binomiale et de la réversion à la moyenne de Galton, il obtient que la distribution des qualités dans une population suit une loi normale :

Il calibre ses résultats à des études de distributions de revenus en Allemagne en Basse-Saxe et à Londres :


Celles-ci montrent que 52% de la population vit confortablement, 22% est pauvre, et enfin 2% de la population est incapable de gagner sa vie honnêtement et en est réduite à une existence vagabonde ou semi-criminelle. Il reste 25% de riches. Les populations sont comparables dans différents pays européens. Il compare les interprétations de ces distributions sociales : 


Finalement, il observe une queue de distribution plus grosse pour les hauts revenus, une tige du navet (une loi de Pareto permet de modéliser les hauts revenus mieux que la loi normale):

Comme toujours en sciences sociales, ordonner des individus suivant un axe est une opération arbitraire. On assigne ici aux individus une valeur dépendant uniquement d'une mesure financière. Plutôt que de discuter les limites d'une mesure qui ignore l’utilité sociale des aspects culturels, sociaux, scientifiques. Nous rappellerons qu'il n'est donné à personne de mesurer la totalité de la valeur d'une vie humaine. Une telle projection est néanmoins utile à l'analyse économique parce qu'elle est réductrice.

Ces chiffres indiquent qu'en 1900, le "Lumpenproletariat" de Marx est toujours marginal et distinct de la classe moyenne, ce qui invalide la prophétie Marxiste de 1850 de la paupérisation de la majorité. Si des marxistes aujourd'hui disent que la classe moyenne est un mythe introduit par les socio-démocrates pour empêcher la révolution prolétaire, il semble que ce débat naît en 1899 avec les thèses révisionnistes d'Eduard Bernstein (un compagnon de Marx et Hegel, et socialiste allemand), et que cette classe moyenne existait en 1900, avant l’avènement de la production de masse et du consumérisme. 

Variabilité technologique de la limite d’utilité économique

Les chiffres de 1900 montrent donc une classe de 2% de mendiants et de semi-criminels, 22% de pauvres, et 53% de personnes vivant confortablement, et 30% de riches. Il s'agit de proportions dans une société industrielle ou il n'y a pas encore de moteur à essence, d’électricité ou de téléphone, les progrès technologiques du 20e siècle augmenteront la taille de la classe moyenne. L'importance économique de la classe moyenne au 20ᵉ siècle confirme la pertinence du modèle d'Ammon par rapport au modèle de pyramide.

A priori, le seuil de productivité et d’utilité sociale d'Ammon selon William Rees-Mogg, éditeur du Times et lord libéral, dépend du niveau technologique :

  • dans une société préindustrielle, il est difficile d'arriver à l'autosuffisance. La pauvreté absolue (le risque de ne pas pouvoir se nourrir ou se chauffer) est élevée. La société féodale avait une structure plus pyramidale que la société de 1900 ou de l'an 2000. 
  • dans une société industrielle. Le niveau de connaissance requis pour un ouvrier est bas. La production industrielle permet de donner une utilité économique à des personnes moins productives. Les syndicats négocient de bonnes conditions pour leur membre. La proportion de pauvres diminue naturellement.
  • dans une société postindustrielle ou il y a plus de robots et moins d'ouvriers. Le seuil d’utilité économique remonte.
Il est difficile de confirmer ces théories en pratique. Le développement de la société industrielle s'est accompagné d'un développement cognitif sans précédent. Le taux d’alphabétisation passe de 40% à 90% entre 1800 et 1880. 

L’utilité économique n'est pas une fin en soi. L'organisation industrielle de la production est un grand égalisateur : elle a étendu le salariat aux enfants de 5 ans dans les usines textiles avant la loi de 1841. Cette égalisation a apporté plus d’uniformité à la population, ce qui a permis le développement du socialisme sur une base démocratique.

Le concept de "Sécurité Sociale", d'État Providence et d’Administration Centrale

L’idée initiale de la Sécurité Sociale est de protéger des "accidents de la vie". Dans la société de 1900, 2% de la population ont besoin d'une prise en charge par l'assistance publique, alors que 22% ont besoins d'un complément de revenus pour éviter durablement la misère. Il est probable que les statistiques aient été similaires avant que ces mesures ne soient disponibles. C'est dans cet esprit que les lois sur l'assurance maladie en 1883, l'assurance des accidents du travail en 1884 et l'assurance vieillesse en 1889 (au delà de 1889) sont votées en Allemagne sous l'influence de Bismark.

Les rapports Beveridge (1942-1944) proposent une sécurité sociale pour vaincre les 5 géants : la misère, la maladie, l'ignorance, l’insalubrité et l’apathie. Les dispositifs sociaux ne sont pas conditionnés aux ressources afin de ne pas créer des pièges à pauvreté et de préserver l'incitation au travail.

Lorsque l’espérance de vie était de 60 ans, une pension après 65 ans était une "assurance vieillesse" qui prenait en charge la population la plus vulnérable, la vieillesse était un "accident de la vie", et le coût de prise en charge de la partie basse du navet était limité à quelques pourcents du PIB.

Le modèle de pyramide ou de navet utilisé à des répercussions sur les dépenses systémiques les plus importantes des États. La vision pyramidale envisage tous les travailleurs dans la même classe : les 99%. Cela légitime le déplafonnement des cotisations et une prise en charge universelle : retraite par répartition pour les ministres, les députés et les sénateurs.

La vie au-delà de 62 ans pour une population dont l’espérance de vie est de 76 ans n'est plus un accident, la retraite devient un "droit" revendiqué d'autant plus jalousement que les cotisations déplafonnées sont devenues exorbitantes quand la politique ne s'adapte pas à la démographie

Entre 1880 et 1914, les gouvernements ont pris la responsabilité de s'occuper des 2% de la population les plus nécessiteux. Pour cela, ils se sont arrogé 2% supplémentaires de PIB par de nouveaux impôts (Wilson aux États-Unis en 1913, Lloyd George et Churchill en Angleterre en 1911). 

Dans le cadre de la vision pyramidale, l'assurance chômage prend un rôle systémique d'amortisseur social pour les 99% qui permet la relance par la consommation. Ces mécanismes expliqués par Mr Keynes légitiment un poids accru de l'État qui va au-delà de ce rôle de sécurité sociale pour la population la plus précaire. 

Cela donne aux gouvernements la possibilité d'administrer et de planifier l’économie et de corriger des défaillances de marchés. Les Keynésiens apprécient ces théories parce qu'elles leur semblent valides et aussi parce qu'elles leur donnent plus d'importance. 

Une vision pyramidale de la structure économique de la société permet de légitimer une structure décisionnelle centralisée de l’économie. L'action économique de l'État introduit des risques systémiques dus à la centralisation des décisions et incite la population à la recherche de rente.

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