Croyances, Mobilité Sociale et Redistribution: Picketty vs Tirole

Fraichement arrivé au MIT, Thomas Piketty un brillant normalien qui grandi dans dans un milieu trotskiste tente d'expliquer les différences de politique redistributive entre les Etats-Unis et l'Europe. Trois concepts ont été explorés:

Ils fournissent une explication alternative à l'article sur le capital social et le niveau de prélèvements obligatoire de 2011 dont nous parlons dans ce billet précédent

Une autre explication, institutionnelle et non sociologique, est discutée dans ce billet concernant l'article sur le droit du travail de Djankov et Schleiffer qui montre un lien entre la nature du système légal qui dépend de circonstances historiques et le développement ultérieur du capital social.

Vision Romantique de la Vaillance et de la Mobilité sociale au 19e: Perceval le Gallois, le Graal, et la tentation


Ces trois articles au contenu très mathématique aboutissent à une vision assez pessimiste de la gauche en Europe. On est loin de l’idéologie de progrès par l'effort et la formation continue de l’après-guerre. Le surplus de redistribution en France est expliqué par une gauche cultivant sa pauvreté, plus revendicatrice et moins travailleuse.

Avant d'aller plus loin, il convient de rappeler des données sociologiques parues après ces articles qui limitent les propos des sociologues cités concernant les "valeurs sociales européennes". 

Données Sociologiques: Enquête sur les Valeurs Européennes


Si une vision optimiste de la mobilité sociale est spécifique aux Etats-Unis, l’enquête sur les valeurs européennes montre que les croyances concernant les causes de la pauvreté sont loin de faire l'objet d'un consensus en Europe. 


Alors que plus de 40% des Français, des Italiens et des Espagnols considèrent que l'injustice de la société est la principale cause de pauvreté, cette perception n'est pas aussi partagée dans les pays anglo-saxons, ou dans les pays nordiques. Nous montrons ci-dessus les résultats pour le Royaume-Uni et le Danemark.

Mobilité Sociale et Politiques Redistributive - Les Dynasties de Gauche

Tandis que Mr Piketty travaille aux Etats-Unis au MIT en 1995, il s’intéresse aux croyances concernant la justice sociale et la mobilité entre les US et l'Europe. Il note que ces pays ont des statistiques de mobilité sociale semblables. 

L'article propose un modèle simplifie de reproduction sociale basé sur le constat que les électeurs issus de milieux modestes ont tendance à voter pour plus de redistribution même quand ils ont réussi, et que réciproquement, les électeurs issus de milieu favorisé qui ont été declassés votent pour moins de redistribution que les classe modestes. 

Le revenu y prend deux valeurs possibles L ou H, avec L<H. Pour un effort e donné les probabilités de transition influencées par un facteur de récompense t, le niveau de discrétisation en temps choisi est une génération:

Pr(y1=H | y0 = H) = p1 + t e

Pr(y1=H | y0 = L) = p0 + t e

et une utilité U = E(y) - e^2/a

Le paramètre t et la différence p1-p0 ne sont pas observables directement, mais l'auteur constate que des différences d'estimation font que des dynasties de gauche et de droite vont se former qui correspondent à des estimations différentes de t

Le niveau de redistribution socialement optimal est déterminé par un compromis entre la récompense de l'effort t et sa pénibilité a. L'importance relative des dynasties de gauche dans la population cause plus de vote redistributif. Cela est consistent avec la différence notée entre les USA et l'Europe. 

C'est un article très technique faisant appel à des arguments de martingales. Selon l'auteur, il existe de nombreux équilibres où l'estimation du paramètre t ne s'améliore pas. Les dynasties de gauches font moins d'effort que les dynasties de droite et demandent plus de redistribution. L'auteur explique ainsi l'idée selon laquelle "une cause commune pousse certains agents à revendiquer plus de redistribution et faire moins d'efforts", et citant un sociologue: "les travailleurs fortement politisés ne cherchent pas à profiter d'opportunités d'ascension sociale".

En prémisse de cet article, l'auteur considère que l'électorat de droite comme de gauche partage ses valeurs:

  • un idéal redistributif selon lequel les impôts ont pour seul objectif la diminution p1-p0 et non le financement de biens publics
  • un revenu juste doit correspondre à l'effort qui a été fourni, et non à l'utilité sociale qui a été produite. 
Lord Keynes disait qu'il est difficile pour un système politique de concilier les trois objectifs suivant 
  1. la justice sociale, 
  2. l'efficacité économique, et 
  3. la liberté individuelle. 
Le cadre propose par l'article montre un compromis entre redistribution et efficacité, mais la question de la liberté n'entre pas en ligne de compte.

La conclusion de cet article concernant les dynasties de gauche semble pessimiste : la gauche serait un groupe personnes moins motivées au travail qui revendiquent la redistribution. Le fait de supposer qu'ils sont plus ou moins capables ne rendrait pas leur idéologie moins réprouvable. 

Lorsque des hypothèses politiquement correctes ont des conséquences politiquement incorrectes, l'auteur revoit ces hypothèses. L'article suivant du même auteur s'intéressera aux conséquences de différences de capacités intellectuelles. Pour éviter de sombrer dans un strict Darwinisme social, ou la gauche n'est plus qu'un ramassis d'incapables, il se propose de modifier la fonction d’utilité dans une direction intéressante.

    Croyances Autoréalisatrices sur le Statut Social - Récompenses non matérielles

    Dans un deuxième article en 1998, Piketty discute de récompenses non matérielles de l'effort, ce qui l'amène à enrichir la fonction d'utilité de l'article précédent. Il commence par des considérations sociologiques:

    • selon Merton et Boudon, les personnes issues de milieux modestes cessent de faire des efforts lorsqu'ils ont dépassé le niveau de vie et de statut social de leur groupe de référence, alors que ceux qui ont plus d'attentes continuent de faire des efforts.
    • selon Bourdieux, les personnes issues de milieux modestes sont dirigées vers des postes moins prestigieux et ne reçoivent pas de promotion. On leur demande de rester dans le rang alors que la société gagnerait tant selon lui par leur développement.

    Le sociologue Bourdieu critique Boudon, mais selon l'économiste Piketty il est difficile de tester si l'action affirmative ou des quotas contribueraient à une amélioration si dans les deux cas, le diagnostic est celui d'un manque de motivation chez les pauvres.  

    Enfin, la seule production de richesse marchande y lui semble une mesure limitée du statut social:

    • aux US, une personne qui réussit économiquement suscite l'admiration par sa compétence
    • en Europe, une personne qui réussit économiquement peut se faire traiter de nouveaux riche

    Il s'agit la de différences sociales persistant depuis plus de trois cents ans. Les calvinistes émigrés considéraient le succès terrestre comme une preuve du salut alors qu'en France en 1670 la réussite matérielle rendait les efforts de promotion sociale du bourgeois gentilhomme de Molière ridicule. L'exclusion des parvenus est un mécanisme de protection des élites qui existe aux Etats-Unis (on pense au Carnegie Hall, construit par le nouveau-riche Carnegie parce que l'ancienne élite refusait de lui vendre un box dans l'ancien Opéra), mais il y est moins accepté socialement.

    Pour affiner l'analyse, l'auteur ajoute un facteur d'intelligence b qui augmente la productivité de l'effort et le statut social :

    Pr(y1=H | y0 = H) = p1 + t b e

    Pr(y1=H | y0 = L) = p0 + t b e

    L'utilité ne dépend plus du résultat économique y, mais de l'intelligence b qui a été démontrée socialement par le travail effectué : 

    U = (1-L) E(y) + L b^p - e^2/a

    Si L=0, il n'y a pas de récompense autre que matérielle à démontrer sa compétence et le niveau d'effort correspond à l'optimum économique. Si L>0, on transcende le matériel, il y a un avantage en termes de statut social. L'auteur démontre que ce terme pousse les agents à travailler bien au-delà de leurs besoins. Il s'agit là du phénomène de "rat race".

    Une autre conséquence de L>0 est que l'impôt à moins de conséquences désincitatrices sur les élites qui se préoccupent de leur statut social plus que de leurs circonstances matérielles. 

    Une remarque amusée sur l'esprit français des classes préparatoires

    Piketty se fend ici d'un raffinement sociologique sur la récompense de l'effort. Ces modifications ne s'intéressent toujours pas à l'utilité sociale de l'effort. Deux remarques concernant cette approche:

    • Avec le paramètre b, On abandonne le voile d'ignorance Rawlsien. Il ne manque plus que d'ajouter un coefficient héritabilité du QI pour passer aux thèses de Darwinisme social de Charles Murray qui documente l’intermariage des élites intellectuelles réunies et concentrées par l’enseignement gratuit au niveaux national ces 140 dernières années. 
    • l'appel à l'abandon des biens matériels de la fonction d’utilité semble spécifiquement adapté à la recherche de rente de l'élite cognitive française. 
    Le premier point est tabou, je me permet une remarque plus légère concernant le deuxième point.

    Une opinion répandue parmi les élèves des classes préparatoires est qu'ils sont noyautés par leur "ennemi de classe". L’ennemi de l'élève intelligent: la brute. La "brute" compense par un effort excessif et temporaire l'intelligence des "subtils" pour remporter leurs places aux concours. Ces "brutes" poussées à fond par des parents aux objectifs mesquins visent l'emploi à vie, le poste administratif qui n'implique aucun risque, aucun effort intellectuel et déroulent des démonstrations mathématiques sans aucune élégance. Le résultat n'est pas une "rat race" consumériste d'adultes anglo-saxons mais une course de taupins, où chacun s'efforce de travailler suffisamment pour démontrer par ses résultats qu'il peut tenir tête aux bourrins et intégrer la meilleure école possible.


    Le héraut de l'ENS, école des subtils, Thomas Piketty aurait-il donc titillé le héraut de l'X, école des brutes, Jean Tirole? Nous verrons ci-dessous comment Jean Tirole décide de reprendre l'argument pour modéliser la dissonance cognitive concernant la récompense de l'effort et surtout refermer la parenthèse subtile ouverte par Piketty en 98 en remettant le niveau des récompenses immatérielles L=0. 

    S'agit il d'un effort non productif, déployé pour signaler une présumée supériorité naturelle? 

    Nous laisserons au lecteur le soin de juger dans cette affaire de la subtilité de l'un ou du caractère "bourrin" de l'autre. Il faut noter qu'au terme des classes préparatoires, 96% des élèves sont soupçonnés par leur camarades d’être des "bourrins". C'est a se demander si les subtils existent encore au terme de la deuxième année de classe préparatoire.

    Croyance dans un Monde Juste et Politiques Redistributive - Dissonance Cognitive

    En 2005, Roland Benabou et Jean Tirole reprennent la question et le modèle de 95 et ajoutent un modèle de la dissonance cognitive de l'estimation du paramètre t

    L'introduction de l'article apporte un nouvel éclairage: des sociologues étudiant les classes ouvrières aux USA rapportent que la vraie conscience de classe [marxiste] y est remplacée par une "fausse conscience". Les travailleurs pensent que l'effort est récompensé par la société. Cela leur permet de mieux accepter le monde dans lequel ils vivent et de se concentrer sur leur travail. Cette situation est dénoncée par le sociologue comme une dissonance cognitive, mais elle est défendue par les travailleurs qui revendiquent leur droit au "rêve américain".

    Pour modéliser la dissonance cognitive, les auteurs font l’hypothèse que la valeur de la récompense de l'effort t a deux valeurs possibles et est injustement surestimée, et qu'un paramètre L correspond au nombre de personnes qui sont capable d'apprendre que la valeur de t est basse lorsqu'un signal arrive au hasard avec une probabilité q.

    Les auteurs trouvent que si la dissonance cognitive est moins élevée, les taxes augmentent et les pauvres travaillent moins. Si le progrès technique est tel que plus d'études et d'effort sont jugés nécessaires, la redistribution diminue.

    A première vue, l'article semble avoir le parti-pris que si sa valeur est inconnue, la récompense de l'effort t est forcément surévaluée, que la dissonance cognitive va nécessairement dans cette direction. L’hypothèse choisie plaira aux sociologues marxistes, mais il semble que faire l'hypothèse inverse ne change rien aux résultats. 

    L'article est encore plus difficile techniquement parce que les auteurs reprennent et modifient certaines notations de Piketty sans prendre la peine définir les notations, ou de justifier les fonctions choisies, qui semblent ainsi parfois sur-parametriser et d'autre fois sur-spécifier arbitrairement le modèle. Ainsi, la fonction d'utilité qui figure l'inverse de la volonté b (dont le rôle est peu ou prou celui de l'intelligence b de 98) et le paramètre de pénibilité sont redondants. Le paramètre L d’utilité du signal de compétence de 98 vaut 0 et a disparu.

    Conclusion

    Bien qu'il soit basé sur des hypothèses politiquement correctes, notamment le fait que tout effort doit être socialement récompensé par la société indépendamment de son utilité, les conclusions de l'article de 1995 ne sont pas politiquement correctes. 

    L’évolution de 1998 passe à deux doigts du darwinisme social et introduit des idéaux de pureté cathare dans la fonction d’utilité. Le résultat de ces récompenses non-matérielles est un niveau d'effort supérieur et une moindre perte de productivité lors de la taxation. 

    L'article de 2005 remet le poids des récompenses immatérielles L à  0, sans expliquer pourquoi mais finalement ne fait que confirmer dans un déluge de formules et d'hypothèses mathématiques les conclusions de 1995 en partant de mêmes prémisses.

    On retrouve dans les prémisses de ces articles des représentations inspirées par des environnements économiques et des rapports de production révolus :

    • des mécanismes d'exclusion du peuple sont dénoncés par les saint-simoniens en 1820 et les communistes en 1850. Alors que la charité était la forme d'aide traditionnelle, les socialistes revendiquent une "réparation" de l'injustice par des lois redistributives. Si en 1848, Frédéric Bastiat défend avec éloquence que La Loi doit soutenir la propriété privée. Ce principe sera  outrepassé pour légitimer le pouvoir de Napoléon III.
    • à partir de 1800 l’accès méritocratique à une éducation supérieure est généralisé et le taux d’alphabétisation passe de 40% a 80% en 1870. Avec l’époque progressiste en 1870, l'éducation nationale rend cet accès obligatoire. Les efforts de formation continue ont redoublé après 1945. Cent ans d’égalité des droits et cent ans d'État providence ont donné l'opportunité aux classes populaires de s'élever quand Pierre Bourdieu les observe en 1970. Son discours eut été si pertinent si il avait été contemporain de Saint-Simon.
    • l'effort appliqué à la recherche du gain est perçu comme ridicule en France sous l'ancien régime. Le Bourgeois Gentilhomme paraît en 1670 sous Louis XIV, trois cent trente ans plus tard, Piketty modifie la fonction fonction d'objectif social pour affirmer la révulsion de l’élite contre la production matérielle.
    Pour Piketty, l’égalité des droits, une revendication politique du temps de Diderot est aussi insuffisante que l'égalité des chances du temps de Jules Ferry. L'intervention pour une égalisation des résultats après effort serait jugée moralement nécessaire par tous, de gauche comme de droite, au nom de valeurs "communes".

    Si les prémisses de l'article de Cahuc et al de 2011 concernant le capital social permettent de décrire mieux aussi les autres pays européens, ces trois articles jettent un éclairage sur le côté obscur de la dévalorisation de l'effort et du dédain des élites pour les classes bourgeoises, et leur influence dans le débat public sur les enjeux fiscaux. La dévalorisation de l'effort serait-elle un élément destructeur du capital social?


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