2025-08-02

La Révolution française a-t-elle trahi les Lumières ? Plus de deux siècles de débats enflammés

La Révolution française (1789-1799) reste l’un des événements les plus débattus de l’histoire. Selon les écoles de pensée, les historiens en proposent des lectures radicalement différentes : certains y voient un progrès inéluctable, d’autres une tragédie sanglante, d’autres encore une étape dans la construction de l’État moderne. Cet article explore quatre grands récits historiographiques qui s’affrontent encore aujourd’hui.
Toqueville: aristocrate libéral "modéré"
soutien de l'impôt progressif et du suffrage universel



1. L’approche libérale et des Lumières : 1789 bien, 1793 mal

Thèse centrale : La Révolution était légitime en 1789 (Déclaration des droits de l’homme), mais a dégénéré avec la Terreur (1793-1794).

Auteurs clés :

  • Alexis de Tocqueville (L’Ancien Régime et la Révolution, 1856) :
    • La Révolution a achevé la centralisation monarchique plutôt que de la renverser.
    • Critique de la démocratie jacobine, trop égalitariste et despotique.
  • François Furet (Penser la Révolution française, 1978) :
    • La Terreur n’était pas un accident, mais une conséquence logique de l’idéologie révolutionnaire.
    • Rejet de l’idée marxiste d’une "révolution bourgeoise".
  • Benjamin Constant (De la Terreur, 1797) :
    • Défend les libertés individuelles contre l’État jacobin.

Citation emblématique (Tocqueville) : "La Révolution a perfectionné la puissance de l’État bien plus qu’elle ne l’a détruite."


2. L’approche socialiste et marxiste : 1793 bien, Thermidor mal

Thèse centrale : La Révolution était un processus de lutte des classes ; la Terreur était nécessaire, mais trahie par Thermidor (1794).

Auteurs clés :

  • Jean Jaurès (Histoire socialiste de la Révolution, 1901-1904) :
    • La Révolution a été portée par le peuple, mais la bourgeoisie a confisqué ses gains.
  • Albert Mathiez (La Révolution française, 1922-1927) :
    • Défend Robespierre et la Terreur comme moyens de sauver la Révolution.
  • Georges Lefebvre (Les Paysans du Nord, 1924) :
    • Montre comment la paysannerie a été un acteur autonome de la Révolution.
  • Albert Soboul (Les Sans-Culottes parisiens, 1958) :
    • Étudie le mouvement populaire comme préfiguration des luttes ouvrières.

Citation emblématique (Mathiez) : "La Terreur n’était pas un système de gouvernement, mais une arme de guerre civile."


3. Les analyses institutionnelles : continuité et formation de l’État

Thèse centrale : La Révolution n’a pas tout changé ; elle a accéléré des processus déjà engagés sous la monarchie.

Auteurs clés :

  • Alexis de Tocqueville (déjà cité) :
    • Montre comment l’administration centralisée de Napoléon prolonge l’Ancien Régime.
  • Charles Tilly (La France conteste, 1986) :
    • La Révolution a renforcé le monopole étatique de la violence (écrasement des Chouans).
  • Pierre Rosanvallon (L’État en France, 1990) :
    • Étudie comment la Révolution a inventé la citoyenneté moderne.

Citation emblématique (Tocqueville) : "La Révolution a continué l’œuvre de la monarchie avec d’autres moyens."


4. Les analyses psychologiques : foules, terreur et mentalités

Thèse centrale : La violence révolutionnaire s’explique par des dynamiques de groupe et des peurs collectives.

Auteurs clés :

  • Gustave Le Bon (La Révolution française et la psychologie des révolutions, 1912) :
    • La Terreur est le produit de foules irrationnelles et de meneurs manipulateurs.
  • Hippolyte Taine (Les Origines de la France contemporaine, 1875) :
    • Dénonce la "barbarie" jacobine comme une régression mentale.
  • Michel Vovelle (La Mentalité révolutionnaire, 1985) :
    • Analyse les croyances et peurs qui ont alimenté la violence.

Citation emblématique (Le Bon) : "Les foules révolutionnaires obéissent à des impulsions et non à la raison."


Enseignement scolaire républicain, évolution

La Révolution française occupe une place centrale dans le récit national enseigné par l’Éducation nationale. Cette vision, souvent qualifiée de "républicaine", a été façonnée par des historiens engagés et a évolué au gré des débats politiques et scientifiques.


1. Les fondateurs du récit républicain (XIXe siècle)

A. Jules Michelet (1798-1874)

Œuvre clé : Histoire de la Révolution française (1847-1853) Apport :

  • Une Révolution "peuple" : Michelet en fait l’acte fondateur de la nation française, porté par le peuple (et non seulement les élites).
  • Dimension mystique : Il décrit 1789 comme une "renaissance" de la France, presque sacrée. Postérité : Son récit romantique influence l’école républicaine, qui en fait un modèle d’unité nationale.

B. Alphonse Aulard (1849-1928)

A Aulard, premier historien "professionnel" de la Révolution


Œuvre clé : Histoire politique de la Révolution française (1901) Apport :

  • Premier titulaire d’une chaire d’histoire de la Révolution à la Sorbonne (1885).
  • Défense de Danton contre Robespierre, vu comme un modéré face aux excès de la Terreur. Impact scolaire : Son manuel La Révolution française et le régime féodal (1919) a été utilisé dans les écoles jusqu’aux années 1950.

2. L’école républicaine et l’apogée du roman national (IIIe République)

Sous la IIIe République (1870-1940), la Révolution devient le socle de l’identité française, enseignée comme :

  • Un progrès inéluctable (contre l’Ancien Régime).
  • Une lutte pour la liberté et la raison (héritage des Lumières).
  • Un modèle d’émancipation universelle (droits de l’homme, laïcité).

Auteurs marquants :

  • Ernest Lavisse (1842-1922) :
    • Ses manuels scolaires (années 1880-1910) présentent la Révolution comme l’aboutissement de l’histoire de France.
  • Citation typique : "La Révolution a fait de tous les Français des citoyens égaux."
  • Charles Seignobos (1854-1942) :
    • Met l’accent sur les institutions nouvelles (Constitution de 1791, suffrage).

3. Les remises en cause et évolutions (XXe-XXIe siècles)

À partir des années 1960, le récit républicain traditionnel est contesté :

A. La critique marxiste (années 1950-1970)

  • Albert Soboul et Georges Lefebvre intègrent les programmes scolaires, insistant sur les luttes sociales (sans-culottes, paysans).
  • Mais : Leur vision est progressivement attaquée par les libéraux (Furet).

B. Le tournant Furet (années 1980-2000)

  • François Furet (Penser la Révolution française, 1978) déconstruit le "roman national".
  • Impact scolaire : Les manuels des années 1990-2000 présentent désormais une Révolution controversée, avec des débats sur la Terreur.

C. Approches récentes (depuis 2000)

  • Mémoire et diversité :
    • La question coloniale (esclavage, révoltes antillaises) est intégrée.
    • Le rôle des femmes (Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt) est mieux étudié.
  • Manuels actuels :
    • Moins de linéarité, plus de multiplicité des perspectives (ex. : la Contre-Révolution, la Vendée).
    • Utilisation de documents contradictoires (discours de Robespierre vs témoignages de victimes).

4. La Révolution dans l’enseignement aujourd’hui

Ce qui reste du récit républicain classique :

  • 1789 comme fondation (Déclaration des droits, abolition des privilèges).
  • La République comme aboutissement (malgré les détours impériaux).

Ce qui a changé :

  • La Terreur n’est plus justifiée : elle est présentée comme un problème moral et politique.
  • Moins de héros, more de débats : Robespierre n’est plus un "saint laïc", Napoléon n’est plus seulement un génie.
  • Histoire globale : La Révolution est reliée aux révoltes atlantiques (Haïti, États-Unis).

La Révolution française, une mosaïque d’interprétations


La Révolution de 1789-1799 n’est pas un événement historique figé, mais un miroir où chaque génération projette ses interrogations. Quatre grands récits s’affrontent, révélant autant de visions de la société :
  1. Le récit libéral (Tocqueville, Furet) voit dans la Révolution une tragédie des bonnes intentions : l’élan de 1789, légitime, aurait été perverti par la Terreur, preuve des dangers de l’égalitarisme radical.
  2. Le récit marxiste (Jaurès, Soboul) y décèle une lutte des classes inachevée, où la Terreur fut un outil nécessaire, trahi par la bourgeoisie thermidorienne.
  3. Le récit institutionnel (Rosanvallon, Tilly) souligne les continuités cachées : la Révolution n’a pas tant détruit l’Ancien Régime qu’accéléré sa centralisation, préparant l’État napoléonien.
  4. Le récit psychologique (Le Bon, Taine) explore l’irrationnel des foules, rappelant que les idéaux peuvent engendrer la violence quand la peur et le fanatisme prennent le pouvoir.

Un enseignement en tension

À l’école, cette pluralité se reflète dans un enseignement tiraillé entre deux pôles :
  • La tradition républicaine, héritière de Michelet, célèbre 1789 comme l’acte de naissance de la citoyenneté moderne.
  • L’approche critique, influencée par Furet, insiste sur les ambiguïtés, des massacres de Vendée aux contradictions de la Terreur.

Question ouverte :

Faut-il enseigner la Révolution comme un roman national fondateur ou comme un laboratoire des passions politiques ? La réponse varie selon qu’on y voit un modèle ou un avertissement. Une chose est sûre : son héritage continue de diviser parce qu’il pose une question toujours actuelle : comment concilier liberté et égalité sans sombrer dans la tyrannie ?

Hommage et appel :

Cet article est dédié à mes professeurs d’histoire de lycée qui ont su nous présenter la diversite de ces aspects, même si nous n'étions pas prêt à les entendre.

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