2025-09-07

Code Civil vs Common Law : Le Destin des Fortunes

Introduction

Pour mieux comprendre comment les sociétés gèrent la richesse, la propriété et l’héritage, on peut explorer l’abîme juridique entre la Common Law anglo-saxonne et le Code Civil napoléonien. Cette fracture dépasse les simples différences procédurales : elle reflète des visions philosophiques opposées sur les droits, la famille et le rôle de l’État. Le trust américain, emblème de la liberté testamentaire, contraste avec la réserve héréditaire française, qui protège obligatoirement les enfants. Ces divergences ne sont pas fortuites ; elles s’enracinent dans des siècles d’histoire, des structures féodales de l’Ancien Régime aux idéaux révolutionnaires. Pour démêler ces fils historiques, commençons par retracer les origines du Code Civil, un produit complexe de traditions et d’innovations.


Les Origines Historiques du Code Civil : De la Révolution à Napoléon


Le Code Napoléon, promulgué en 1804, n’a pas surgi ex nihilo. Il fut le fruit d’un projet ambitieux de Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, pour unifier une France post-révolutionnaire fragmentée par un patchwork de lois : droit romain au sud, coutumes au nord, et décrets révolutionnaires disparates. L’objectif était clair : consolider les acquis de la Révolution – égalité, laïcité, droits de propriété – dans un cadre juridique unique, rationnel et accessible.


Napoléon confia cette mission à une commission de quatre juristes éminents : François Denis Tronchet, chef respecté ; Jean-Étienne-Marie Portalis, dont le Discours préliminaire prônait la stabilité sociale ; Félix-Julien-Jean Bigot de Préameneu ; et Jacques de Maleville. Leurs lignes directrices privilégiaient la clarté, la famille comme unité sociale, et le droit absolu de propriété. Le Code, révisé en 1807 et amendé au fil du temps, intégra des influences catholiques dans le droit familial, reflétant des compromis.


Le Consulat: un conservatisme étatiste

Cependant, ce code ne naquit pas de zéro. Pendant la Révolution, Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, brillant avocat et homme d’État, posa les fondations intellectuelles. Ses trois projets de code civil (1793, 1794, 1796), bien que non adoptés en raison des troubles politiques, préservèrent des éléments du droit romain et inspirèrent la structure du Code. En tant que Second Consul, Cambacérès guida la rédaction finale, servant de pont entre les idéaux révolutionnaires et l’exécution napoléonienne. Ce travail préparatoire éclaire les racines profondes du Code, mais comment ces racines diffèrent-elles des traditions de la Common Law ? Examinons les conditions historiques qui ont façonné ces deux mondes juridiques.


Les Racines de la Divergence : Héritages et Innovations


L’écart entre le Code Civil et la Common Law résulte d’une interaction entre les traditions de l’Ancien Régime et les innovations révolutionnaires. Comprendre ce qui était hérité et ce qui fut imposé est essentiel pour saisir la portée du Code.


Héritages de l’Ancien Régime

Avant 1789, la France était divisée juridiquement : le sud suivait le droit romain écrit, tandis que le nord appliquait des coutumes. Cette fracture influença le Code, qui universalisera la coutume nordique de l’héritage divisible, supplantant la « famille souche » méridionale. Une méfiance envers les juges, héritée des puissants parlements perçus comme aristocratiques, marqua également l’époque. Ce sentiment, immortalisé par Molière dans Les Fourberies de Scapin (Acte I, Scène 5), où les juges rendent « la justice à prix d’argent », fut amplifié par la Révolution, façonnant un nouveau rôle pour le pouvoir judiciaire. Enfin, le pluralisme juridique de l’Ancien Régime, avec ses privilèges pour le clergé, la noblesse et les roturiers, alimentait une injustice que la Révolution chercha à corriger par l’égalité.


Innovations Révolutionnaires

La Révolution introduisit des changements radicaux, codifiés par le Code. Un système juridique unique et rationnel remplaça le chaos des privilèges, appliquant les mêmes règles à tous. La sécularisation du droit retira à l’Église le contrôle des naissances, mariages et décès, le confiant à l’État laïc. L’égalité devint un mandat national, imposant l’héritage divisible et abolissant la primogéniture aristocratique. Alors que les révolutionnaires américains, méfiants envers les juges, exigèrent l’instauration de jurys pour limiter leur pouvoir, les Français, privilégiant un rôle accru du législatif, réduisirent fortement l’influence du judiciaire, faisant des juges de simples « bouches de la loi », interdits de créer du droit. Cette approche contrastait avec les idées de Montesquieu, qui voyait dans les corps intermédiaires, comme les parlements, un rempart contre la tyrannie. Cette vision nuancée éclaire les divergences philosophiques entre les deux systèmes, que Montesquieu analysa déjà au XVIIIe siècle.


La Perspective de Montesquieu

Dans De l’Esprit des Lois (1748), Montesquieu ne plaidait pas pour un système universel, mais pour des lois adaptées à l’« esprit » d’une nation – son climat, sa culture, son gouvernement. Il admirait la Common Law anglaise pour sa séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire), qu’il jugeait idéale pour la liberté politique. Les jurys et les précédents judiciaires incarnaient un droit organique, protégeant les citoyens contre l’État. En revanche, pour la monarchie française, il valorisait les corps intermédiaires (noblesse, parlements) pour tempérer le pouvoir royal, une idée que la Révolution rejeta au profit d’un code unifié. Cette analyse éclaire les différences fondamentales qui opposent encore aujourd’hui le Code Civil et la Common Law.


Différences Fondamentales : Philosophies en Conflit


Au-delà de l’histoire, le Code Napoléonien et la Common Law incarnent des visions opposées du droit, de l’État et de l’individu. Ces divergences, ancrées dans des valeurs fondamentales, façonnent la planification successorale.


1. Source du Droit : Certitude Codifiée vs Précédent Judiciaire

Dans le Code Civil, le droit émane d’un code écrit, conçu pour offrir certitude et uniformité. Cette approche rationaliste, imposée par l’État, reflète une croyance en un système logique parfait. À l’inverse, la Common Law repose sur le précédent judiciaire (stare decisis), un droit organique construit par les juges à travers des cas individuels. Cette approche pragmatique valorise l’évolution et l’expérience. Au-delà de la source du droit, c’est le rôle du juge qui diverge radicalement.


2. Rôle du Juge : Interprète vs Créateur de Droit

Dans le système napoléonien, le juge est un fonctionnaire neutre, appliquant le code sans interprétation personnelle, garantissant l’égalité face à la loi. Cette méfiance envers le pouvoir judiciaire reflète un désir de prévenir l’arbitraire. Dans la Common Law, le juge est un créateur de droit, façonnant le paysage juridique par des décisions qui deviennent des précédents. Cette confiance en l’expertise judiciaire incarne une tradition d’autorité dérivée de l’expérience. Ces rôles contrastés reflètent des priorités opposées dans le droit privé.


3. Valeur Fondamentale : Solidarité Familiale vs Autonomie Individuelle

Le Code Civil préscrit la solidarité familiale, incarnée par la réserve héréditaire, qui protège les descendants et préserve l’unité familiale, au détriment de la liberté individuelle. Cette valeur reflète une vision de la stabilité sociale. La Common Law, en revanche, exalte la liberté testamentaire, permettant à l’individu de disposer de ses biens comme il l’entend, via des trusts, favorisant l’autonomie et l’ambition dynastique. Ces choix fondamentaux – famille contre individu, ordre étatique contre évolution organique – façonnent le destin des fortunes.


La Révolution contre la Primogéniture : Vers une Réserve Héréditaire


Un objectif central du Code fut d’abolir la primogéniture, symbole de l’inégalité aristocratique. L’article 731 imposa l’égalité entre les enfants, sans distinction de sexe ou d’ordre de naissance. L’article 913 instaura la réserve héréditaire : un enfant reçoit la moitié du domaine ; deux enfants, deux tiers ; trois ou plus, trois quarts, partagés équitablement. Seule la « quotité disponible » peut être librement attribuée. Depuis 2001, les conjoints ont une part réservataire (jusqu’à 1/4), et des dons ou renonciations notariées offrent une certaine flexibilité. Ainsi, la France remplaça l'ascription de la primogéniture par celle de l'égalitarisme. Ce choix tranche radicalement avec la voie de la Common Law qui laisse plus de liberté.


La Voie de la Common Law : Liberté Testamentaire et le Trust


La Statute of Wills (1540) établit la liberté testamentaire, permettant aux propriétaires anglais de léguer leurs biens librement. Née d’un compromis sous Henri VIII après la Statute of Uses (1535), cette liberté trouva son apogée dans le trust, un outil flexible pour contrôler les actifs post-mortem, minimiser les impôts et récompenser ou punir les héritiers. Ce développement fut favorisé par un contexte fiscal et politique divergent, exploré plus loin. Malgré des limites comme la Rule Against Perpetuities (vie en cours plus 21 ans), aucun héritage n’est obligatoire pour les enfants, privilégiant l’autonomie individuelle. Ces racines culturelles expliquent cette divergence, comme l’explique Emmanuel Todd.


Contexte Fiscal de la Common Law


Charles VI - exempte la noblesse en proclamant l'unité de l'impot

En Angleterre, contrairement à la France où l’ordonnance des États Généraux de 1439 instaura un impôt permanent tout en exemptant la noblesse, tous les propriétaires étaient soumis à des taxes féodales. Pour répondre à ces contraintes, la noblesse anglaise développa le use, ancêtre du trust, un mécanisme permettant de transférer la propriété tout en réduisant les charges fiscales. Ce dispositif fut soutenu par l’Equity, un système judiciaire parallèle flexible, et par un parlement puissant, reflétant le principe de « pas d’impôt sans représentation ». En France, l’exemption fiscale de la noblesse et un pouvoir judiciaire centralisé limitèrent le besoin d’un tel outil, consolidant la réserve héréditaire comme pilier de l’héritage. Ce contraste fiscal et politique explique pourquoi le trust devint un instrument clé de la liberté testamentaire anglo-saxonne, favorisant l’initiative individuelle face aux contraintes étatiques.


Structures Familiales et Égalitarisme : La Perspective d’Emmanuel Todd


Pourquoi ces systèmes ont-ils divergé ? L’anthropologue Emmanuel Todd (L’Origine des systèmes familiaux, 1983) propose que les structures familiales façonnent l’idéologie juridique. Dans le Bassin parisien, la famille nucléaire égalitaire, où les enfants héritent équitablement, projeta l’idéal d’égalité de la Révolution, universalisé par le Code. En Angleterre, la famille nucléaire absolue valorisait l’autonomie parentale et tolérait l’inégalité entre siblings, en phase avec la liberté testamentaire. Ces racines culturelles ont eu des répercussions concrètes, notamment à l’ère industrielle.


Le Trust, la Méritocratie et Égalité : États-Unis vs France


Les révolutionnaires français voyaient dans l’égalité successorale l’opposé de la primogéniture, mais une alternative est de s'adapter aux héritiers. Dans le système anglo-américain, les trusts permettent de transmettre le patrimoine à tous les héritiers tout en confiant la gestion à ceux jugés les plus compétents, indépendamment de l’ordre de naissance. Par exemple, William Clay Ford Jr., arrière-petit-fils de Henry Ford et non l’aîné de sa fratrie, a repris la direction de Ford Motor Company grâce à des structures successorales flexibles. De même, Roy E. Disney, neveu de Walt Disney, a influencé la stratégie de l’entreprise Disney sans être l’héritier direct, illustrant une gouvernance basée sur le mérite.


Aux États-Unis, les trusts sont un outil essentiel de la planification successorale, permettant de structurer la transmission du capital et de désigner des gestionnaires compétents tout en évitant la dispersion des actifs. En France, en revanche, le principe d’égalité successorale, ancré dans le Code civil, impose une répartition équitable entre les héritiers. Les grandes dynasties françaises contournent ces contraintes via des outils comme la Société en Commandite par Actions (SCA), utilisée par les Rothschild pour maintenir le contrôle familial à travers des parts de fondateur, ou les holdings familiaux, comme la structure de la famille Mulliez (Auchan, Decathlon), qui centralise la gouvernance sans diviser le capital. Ces divergences entre systèmes juridiques continuent d’influencer la transmission et la gestion des grandes fortunes.


Conclusion


Revenant à l’abîme juridique évoqué en introduction, le Code Civil et la Common Law incarnent des visions opposées de la société. Le système français, avec sa réserve héréditaire, reflète une révolution qui abolit les privilèges pour imposer l’égalité et la solidarité familiale via un code étatique. La Common Law, évoluant organiquement via les précédents, privilégie la liberté individuelle et le trust, permettant à chacun de sculpter son héritage. Ce choix entre protéger les enfants ou récompenser le mérite n’est pas une simple technicité : c’est un conflit entre lignage familial et autonomie individuelle. À l’heure où la richesse mondiale circule librement, cette fracture séculaire garantit que le destin d’une fortune dépend toujours de la juridiction – et de la philosophie – qui la régit. Comment ces systèmes évolueront-ils face à la globalisation ? Leur cohérence interne suggère qu’ils resteront des piliers durables.


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