Les tarifs douaniers — taxes sur les importations — ont façonné les économies et les empires pendant des siècles, reflétant l’évolution des conceptions de la richesse, du pouvoir et du progrès. Des politiques mercantilistes d’accumulation d’or aux débats actuels sur les emplois industriels, leur histoire suit les méandres du commerce mondial.
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JR Poinsett, pro-tarifs lors de la nullification de 1832 |
L’ère mercantiliste (XVIe-XVIIIe siècles)
À l’âge mercantiliste, l’Espagne et la France utilisaient les tarifs et les monopoles pour empêcher l’or et l’argent de quitter leurs frontières, considérant ces métaux précieux comme le fondement de la richesse. La Casa de Contratación espagnole contrôlait strictement le commerce colonial, tandis que Jean-Baptiste Colbert en France — incarnation du « colbertisme » — établissait des manufactures royales pour des produits de luxe comme les tapisseries et le verre, visant l’autosuffisance et le prestige. Les nations protestantes, comme la République néerlandaise et l’Angleterre, penchaient pour l’ouverture, mais avec des limites : la Compagnie néerlandaise des Indes orientales exerçait un pouvoir monopolistique, et les Actes de navigation anglais (à partir de 1651) protégeaient leur marine marchande. Inspirés par l’Espagne et le Portugal, tous les Européens exploitaient leurs colonies, drainant les richesses des Amériques et de l’Asie vers l’Europe, posant ainsi les bases du commerce mondial.
Laissez-faire et le mouvement du libre-échange (fin XVIIIe-XIXe siècles)
Les physiocrates français, comme Vincent de Gournay avec son « Laissez-faire, laissez-passer », diffusent en premier les idées en faveur du libre-échange, mais la noblesse propriétaire terrienne s'y oppose. L’historien John Darwin note que le tournant britannique vers le libre-échange fut motivé par le besoin de gains de productivité pour profiter du commerce avec l’Inde, réduisant l’opposition des élites terriennes au profit des élites commerciales puis industrielles. La Richesse des nations d’Adam Smith (1776) affirme alors que la prospérité ne repose pas sur l’or, mais sur la capacité productive — le travail et le commerce générant des bénéfices mutuels. La théorie de l’avantage comparatif de David Ricardo (1817) renforce cette idée : même les nations moins productives gagnent à se spécialiser et à échanger librement. La Grande-Bretagne, titan industriel, adopta le libre-échange après l’abrogation des Corn Laws en 1846, tirant parti de son avance manufacturière. Les États-Unis, eux, restèrent protectionnistes, protégeant leurs industries naissantes.
Tarifs et développement au XIXe siècle
Le protectionnisme américain, ancré dans l’appel d’Alexander Hamilton en 1791 à protéger les « industries naissantes », stimula l’industrialisation avec des tarifs comme celui de 1828. Ces taxes déclenchèrent aussi des tensions sociales — la crise de la nullification (1832-1833) vit la Caroline du Sud défier les tarifs fédéraux, menaçant presque l’Union. En Allemagne, le Système national de Friedrich List (1841) défendit les tarifs pour créer un marché unifié via le Zollverein (1834), défiant la domination britannique. L’Amérique latine, attachée au libre-échange, exportait des matières premières comme le bœuf argentin sous le « capitalisme comprador » — les élites locales prospéraient, mais les industries ne se développaient pas. L’empereur austro-hongrois, craignant le socialisme, résistait aux chemins de fer et à l’industrie, tandis que la Grande-Bretagne paralysait l’artisanat indien par un libre-échange imposé. Une « première mondialisation » (1870-1914) émergea, portée par les vapeurs et les chemins de fer. L’Ukraine et l’Argentine devinrent des greniers à blé, les découvertes d’or (Californie 1849, Australie 1851, Afrique du Sud 1886) évitèrent la déflation, et des innovations comme la réfrigération et les moteurs diesel lièrent la prospérité aux marchés ouverts.
Les tarifs au XXe siècle
La Première Guerre mondiale mit fin à cet âge d’or, perturbant le commerce par des blocus et accumulant des dettes. Les tentatives d’après-guerre pour restaurer l’étalon-or aux niveaux d’avant-guerre (par exemple, Grande-Bretagne 1925) provoquèrent déflation et récession. La loi Smoot-Hawley aux États-Unis (1930) augmenta les droits de douane à des niveaux records, entraînant des représailles de l’Europe et du Canada, aggravant la Grande Dépression. Une mentalité de somme nulle — visible dans l’autarcie de l’Allemagne nazie — alimenta la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, l’Argentine et une grande partie du tiers-monde décolonisé adoptèrent l’industrialisation par substitution des importations (ISI), utilisant des tarifs pour développer des industries locales, mais celles-ci devinrent souvent peu compétitives, s’essoufflant dans les années 1970. Le système de Bretton Woods (1944) et le GATT (1947) établirent un nouveau cadre commercial, mêlant ouverture et stabilité.
Consensus néolibéral et deuxième mondialisation (fin XXe-début XXIe siècle)
Après la Seconde Guerre mondiale, le Consensus de Washington (1989) raviva la logique de Ricardo : le libre-échange profite au bien-être des consommateurs. La fin de la Guerre froide accéléra ce mouvement, l’OMC remplaçant le GATT en 1995 et admettant la Chine en 2001. L’essor exportateur de la Chine — porté par un fort investissement et une faible consommation — sortit des millions de la pauvreté, mais le dilemme de Robert Triffin (1960) frappa les États-Unis : en tant que monnaie de réserve mondiale, le dollar obligeait l’Amérique à accumuler des déficits commerciaux, érodant sa base industrielle. Cette « deuxième mondialisation » apporta des biens bon marché et des inégalités, souvent en ignorant les coûts environnementaux (par exemple, la pollution chinoise) et l’exploitation de la main-d’œuvre.
Ajustements des taux de change comme alternative aux tarifs
Les tarifs imposent une perte sèche aux importateurs, aussi la dévaluation est-elle souvent préférée pour renforcer la compétitivité. Les fréquentes dévaluations de la lire italienne suscitèrent la colère des partenaires commerciaux, tandis que les États-Unis, plus influents, poussèrent le Japon à renforcer le yen lors de l’Accord du Plaza (1985). Cela imite l’effet d’un tarif, mais répartit le fardeau à l’échelle mondiale, évitant les frictions commerciales directes.
La politique commerciale des États-Unis aujourd’hui (2016-2025)
Depuis 2016, le rapatriement des emplois industriels est un objectif bipartisan aux États-Unis, stimulé par les chocs des chaînes d’approvisionnement (par exemple, COVID-19) et la rivalité avec la Chine. Les progrès sont lents — les emplois manufacturiers sont passés à 13,2 millions en 2023, loin des 17 millions de 1990. En mars 2025, Trump a proposé des tarifs massifs — 10 % sur toutes les importations, 37 % sur les produits chinois — pour relancer l’industrie, au risque de perturber les chaînes de valeur et de provoquer l’inflation. Biden a maintenu certains tarifs (par exemple, sur l’acier chinois), mais l’automatisation limite les espoirs de création massive d’emplois. Le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières (2023) suggère que les tarifs pourraient bientôt cibler le climat, et pas seulement l’économie.
Les tarifs sont un outil politique ancien — utilisé par les rois mercantilistes pour financer des armées, par les seigneurs pour soutenir les prix des céréales, et par les politiciens pour protéger les industries naissantes (Allemagne 1870) ou favoriser des groupes d'intérêts spéciaux (Argentine 1950). Les tarifs généralisés de Trump reflètent une croyance que le marché peut s’adapter à des objectifs politiques comme la préservation de l’industrie, contrairement aux tarifs ciblés servant des intérêts spécifiques (par exemple, les sidérurgistes). Les interventions sur les taux de change nécessitent des accords bilatéraux et sont coordonnées par les ministères des Finances et les banques centrales, offrant une alternative plus subtile, comme vu dans l’Accord du Plaza de 1985. Pourtant, Trump agit unilatéralement pour affirmer l’influence américaine, misant sur les tarifs pour redessiner le commerce.
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