2020-12-18

Rome ou Carthage: un choix moderne selon William Playfair

En parcourant des annonces immobilières à Tallahassee en Floride, je remarquais le nom d'une rue "Carthage Lane". Pour un Français le nom de Carthage s'associe à l'orientalisme de Flaubert dans Salambo. La capitale de Floride à un nom indien et le sud américain n'est pas orientaliste. Carthage fait référence pour eux à une vision différente de l'histoire classique.

la route des épices: commerce international et rente de sécurité

C'est en lisant "Enquête sur les Causes Permanentes de Déclin et de Chute des Nations Riches et Puissantes" de William Playfair que je découvre cette année des références plus occidentalisantes à Carthage dans la culture anglaise.

William Playfair est un économiste et historien qui poursuit la tradition des lumières de l'empirisme écossais à la fin du 18e et au début du 19e siècle. Il reprend des thèmes moralisateurs de Gibbons (1788 Décadence et Chute de l'Empire Romain), historicisant comme on les trouve chez Condorcet (Esquisse des Progrès de l'Entendement Humain), et nationalistes suivant les guerres Napoléoniennes comme chez Fichte. 

C'est un auteur à la fois plus concis et plus scientifique que ces prédécesseurs, et s’il est reconnu comme un fondateur de la statistique économique, il apporte des données qui permettent de mieux étayer son analyse. 

Histoire du Monde Classique

Selon l'auteur, la route des épices a été le moteur principal de l'histoire non seulement de l'Asie Centrale, mais aussi de l'Europe et de l'Afrique. Le contrôle de la route de la route des épices a fait la richesse des villes hanséatiques, de Venise, de l'Empire Byzantin, de l'Égypte Ptolémaïque et des Phéniciens.

À partir de 100 avant JC une route maritime directe partant du sud de l'Égypte est découverte. L’Égypte deviendra depuis l'enjeu pour la route des Indes qu'elle n'a plus jamais cesse d’être.

Le contrôle de la route des Indes continuera de faire la fortune de l'Angleterre Victorienne, et la route des Amériques qui devait devenir plus importante au cours du 19e siècle fut découverte en cherchant une route alternative.

Éléments d'Écologie Durable : Élevage et Agriculture


Playfair écrit en 1805 avant la révolution industrielle qui permettra à l’Angleterre d'accroître son PIB par habitant plus rapidement que l'Inde et la Chine et fera d'elle le pays le plus riche du monde en 1900.

La révolution agricole (engrais, mécanisation et optimisation des cultivars) n'a pas encore eu lieu. Il remarque que la livre de viande coûte 5 fois plus cher à produire que les céréales. Une population de végétariens peut être 5 fois plus importante. Si chaque famille mange de la viande deux fois par semaine au lieu d'une fois, la consommation primaire augmente de 33% et la population doit diminuer ou le pays perd son autonomie alimentaire. Par conséquent, une société qui devient riche tend à perdre son autonomie et sa position parmi les nations s'en trouve fragilisée.

Ces raisonnements physiocrates-malthusiens allaient être remis en question par l’évolution des technologies et les transitions démographiques qui auraient lieu en Europe au 19e et 20e siècle. L'analyse de Playfair est néanmoins bien informée et nous en dit beaucoup sur un mode de vie entièrement basé sur le "renouvelable".

Rome et Carthage : un choix de modèle politique

Playfair explique qu'une nation peut choisir de devenir riche par le commerce ou par les conquêtes. Si Carthage était une puissance maritime basée sur un comptoir commercial Phénicien, Rome était une puissance continentale militaire qui accédait à la puissance par la conquête militaire. 

Rome : puissance militaire hégémonique

Les Romains ne produisaient pas et vivaient des tributs qu'ils recevaient et du travail de leurs esclaves.  Alors que l'Angleterre était décrite par Napoléon comme "une nation d’épiciers", on voit la France suivre le modèle Romain avec des politiques militaires agressives et d’économie autarcique : mercantiliste sous Louis XIV, blocus continental sous Napoléon.

Carthage : puissance commerciale maritime

Depuis la fin de la guerre de 100 ans qui marque la fin de l'ambition de domination militaire de la France par les Anglais, l'Angleterre allait suivre le modèle Carthaginois et jouer la carte du développement commercial, car elle était trop petite pour supporter une large population et devenir une puissance continentale. 

Un dilemme pour les États-Unis

Tribut aux États barbaresques avant que Jefferson obtienne du congrès le financement d'une marine

L’évolution des États-Unis est différente de l'Angleterre, car ils sont passés de comptoir commercial en 1800 à superpuissance continentale en 1900. 
  • Ils jouaient la carte commerciale Carthaginoise tant que leur population était faible. Ils sont 5 millions quand Playfair écrit en 1800. 
  • À partir du 19e siècle, la guerre américano-britannique de 1804, et la doctrine Monroe de 1823 montre une tendance impérialiste. En 1900, les États-Unis comptent 76 millions d'habitants. L’impérialisme américain culminera et la prise des Philippines et l'organisation d'un coup d'État contre le président démocratiquement élu Francisco Madero au Mexique en 1913. 
  • Un retour au modèle "libéral" Carthaginois pour des raisons idéologiques viendra avec le président Wilson. Après la première guerre mondiale, les États-Unis imposent la création de la SDN et veulent un ordre mondial basé sur des États-Nations.
  • L’impérialisme reprendra en Amérique latine avec la guerre des bananes jusque dans les années 30. 
  • Après la deuxième guerre mondiale, les États-Unis imposeront la décolonisation à leurs alliés Européens.


Ces toponymes "Carthage Lane" en Floride ou "Carthage, Texas" traduiraient donc l'aspiration des américains à se cantonner à un rôle de puissance maritime commerciale, et à éviter le piège de responsabilités hégémoniques.






2020-11-28

La formidable évolution des finances publiques: Comparaison Internationale

 Nous examinons les stratégies de financement des États et leurs statistiques nationales afin d'analyser la durabilité des politiques aux États-Unis, en Europe, au Japon ou dans les pays en développement.

Les Nations Unies

Nous avons déjà revu l’évolution des dépenses publiques en France, et les mécanismes qui soutiennent cette évolution. L'article ci-dessous remet cette étude dans le cadre d'une très ambitieuse comparaison internationale qui s’étend non seulement aux social-démocraties mais aussi aux pays en développement et à des pays en non-développement ou en déclassement:

  1. la logique du piège de la providence keynésienne
  2. la pression fiscale de l'OCDE: les chiffres laissent entrevoir la réalité
  3. données de base sur la démographie, la sante, l’économie, et la fiscalité
  4. mortalité avant 5 ans comme indice de développement inverse
  5. rôle de la science et des technologies
  6. fécondité, population et environnement
  7. fiscalité, inégalités et incitations
  8. paradis et enfer fiscaux
  9. le cartel fiscal des pays en voie de déclassement
  10. le moteur de la croissance
  11. durabilité et prochaine génération


La logique du piège de la providence keynésienne

La plupart des pays développés avaient une démographie typiquement en forme de pyramide ou en forme de rectangle dans les années 1950. Depuis, la forme devient soit celle d'un rectangle, soit celle d'une toupie. Le cas du Japon ci-dessous illustre les trois états:



L'assurance maladie a amélioré la santé publique. Elle a contribué au développement des traitements en raison de l'augmentation de la demande solvable et de la généralisation des vaccination. Il s'ensuit une formidable progression de l'espérance de vie, la mortalité infantile diminuant d'un facteur 20, de 10% à 0,2%, et la longévité au-delà de 65 ans augmentant de 20 ans.

On ne pouvait pas prévoir en 1945 l'évolution de l'espérance de vie des 20 années suivantes. Après 1965 cependant, il devient clair que les régimes de retraite et de soins de santé par répartition avaient besoin de réformes structurelles pour s'assurer de leur financement. 

Avec 3% de la population de plus de 65 ans, une retraite par répartition était moins chère à verser en 1945 qu'une pension basée sur l'épargne. Il en aurait été ainsi sans l'expansion continue de la longévité grâce à de meilleurs soins de santé.

  • les soins étaient moins chers car les traitements médicaux étaient moins développés
  • la retraite était une promesse bon marché alors que seulement 3% de la population vivait au-dessus de 65 ans.

L’incapacité a reformer le système est l'un des échecs majeurs de la démocratie pour certains pays développés : l'intérêt des administrations est aligné de sorte que seuls des scénarios optimistes à long terme sont utilisés pour leurs projections. Ces projections s'avèrent décevantes la plupart des années et de la dette publique est émise pour combler le déficit. 

Les futurs contribuables devront payer pour des dépenses a fonds perdu et non des investissements.

La pyramide des âges a-t-elle donné l'idée à quelqu'un de financer les retraites comme un système de marketing pyramidal?

Les alternatives au système par répartition ont aussi leurs problèmes. Les régimes PD (à prestations définies) visent à fournir à leurs membres une pension garantie en utilisant les rendements de placements risqués et non garantis. Cela conduit à une accumulation de risque systémique pour le fournisseur de pension et à une perte de choix pour le membre. Les caisses des régimes publics à PD mis en place aux États-Unis ont été vidées par des politiciens pour financer les projets de leur clients en 1999 lorsque les actuaires ont augmenté leurs hypothèses de rendement des actifs. La structure de gouvernance centralisée transforme un pronostic spéculatif en un action politique. 

Les régimes CD (contribution définie) n'ont pas ces problèmes de gouvernance. Chaque membre décide des risques qu'il prend. Un régime CD évite le problème de gouvernance en laissant les membres décider. Un problème pour les régimes CD est que les frais annuels dans certains pays sont toujours supérieurs à 1,5%, tandis que les fonds CD au Royaume-Uni et les États-Unis ont des frais annuels inférieurs à 0,2% pour les fonds indiciels.


Pression fiscale de l'OCDE: les chiffres officiels laissent entrevoir la réalité

Nous reproduisons un graphique de l'OCDE. Ce classement de la pression fiscale est discutable: un choix éditorial a été fait d'afficher un taux d'imposition unique malgré une dispersion considérable pour chaque pays. S'il est vrai que plus de 80% de la taxe est payée par moins des 20% les plus riches, les rédacteurs ont choisi d'afficher le taux payé par le revenu moyen. On peut s'attendre à ce que le taux marginal moyen auquel l'impôt a été prélevé soit en fait plus proche du taux marginal le plus élevé. La pression fiscale ne devrait-elle pas être mesurée là où elle s'exerce?

La distinction entre la contribution sociale de l'employeur et celle des salariés était certainement pertinente lors de la mise en place du système, c'est-à-dire avant ou vers 1945 pour la plupart des pays. Elle est économiquement sans intérêt pour ceux qui ont été embauché après 1945. Des données qui ne sont plus pertinentes depuis 70 ans sont encore publiée parce qu'elles sont disponibles, alors que la répartition entre les frais de santé et de financement des retraites, qui est pertinente pour l'avenir, n'est pas publiée.

Les cotisations sociales des employeurs et des salariés ont tendance à être plus stables. Ainsi, le graphique ci-contre montre la différence fondamentale entre les pays en raison de leur coût de la sécurité sociale. Les services de santé peuvent être fournis pour 5 à 10% du salaire moyen d'un pays développé. Les prestations de retraite peuvent être versées pour 5% à 10% (en fonction de l'âge de la retraite et des performances du marché) du salaire d'un travailleur lorsque les gains sont capitalisés.

Le problème des pays qui affichent 30% des dépenses sociales dans le tableau ci-dessous est qu'ils paient déjà 2 à 3 fois le coût de la "protection" (à ce niveau de surcoût, on peut parler d'extortion) sociale. Cela se produit dans les pays avec répartition ou des régimes à prestations définies sous-financés où l'espérance de vie a augmenté. Nous pouvons quantifier la proportion croissante de personnes âgées de 65 ans ou plus dans la population dans le tableau de la section démographie ci-dessous.

Le coût des pensions par répartition augmente avec le ratio de dépendance. Il passe de 3% dans les pays émergents et atteindra 50% si les revenus sont distribués directement et la population reste stable. Il atteindra des niveaux plus élevés encore si le taux de fécondité reste bas.

Le Japon et une grande partie de l'Europe dépendent de régimes de répartition ou PD. Les exceptions notables dans le monde développé sont les pays anglo-saxons, qui dépendent moins de ces régimes, bien que les PD et la répartition y ont aussi une place.

Nous allons maintenant examiner la question suivante: qu'en est-il des pays que les statistiques de l'OCDE ne couvrent pas? Qu'advient-il dans les sociétés dominées par l'ultralibéralisme mondialisé comme Hong Kong et Singapour, au Panama, au Costa Rica et en Géorgie. Quelle est la situation en Argentine ou au Venezuela? Faut-il liquider toutes vos économies et investir dans des pays à population jeune et croissante comme le Nigeria ou le Congo?


Données de base sur la démographie, la santé, l'économie et la fiscalité

Le tableau ci-dessous des données statistiques brutes sur les pays. Les pays ont été ordonnés par le développement social. Un tableau HTML avec les données brutes est présenté ci-dessous. La mortalité est corrélée négativement avec le PIB par personne (colonne Y / pop à droite) et positivement corrélée avec la fécondité (colonne de gauche):

source: la banque mondiale et le worldometer combinés

Le tableau au format HTML peut être trouvé ici.


Mortalité avant l'âge de 5 ans comme indice de développement inversé

Les coefficients de Gini ou d'autres indicateurs d'inégalité montrent à quel point l'égalité correspond au valeurs d'une population donnée. Bien que cela donne des informations sur les valeurs d'une société telles que la solidarité ou sa tendance à l'envie, cela ne donne que des informations relatives au lieu de l'information sur le niveau de développement absolu et l'efficacité économique pour les pauvres.

En matière de développement, de nombreux résultats tels que la réussite scolaire dépendent d'objectifs et de préférences personnelles. Des paramètres tels que la longévité sont sujet à des choix de mode de vie (régime riche en viande et en beurre, alcool distillé sont des choix de consommation disponibles pour les personnes aisées et non pour les paysans les plus pauvres).

Chaque mère d'un jeune enfant fera ce qu'elle peut pour qu'il vive. La mortalité infantile est un bon indicateur de la manière dont la société aide les mères à atteindre leur objectif. La mortalité avant 5 ans fournit un chiffre absolu. Cela permet de comparer entre les pays la manière dont ils aident chaque mère à élever son enfant.

La mortalité se situe désormais entre 2 et 90 pour 1000 selon les pays.

Pour donner un peu de recul, un pays développé comme la France perdait 300 de ses nouveau-nés pour mille la première année de 1740 et ce nombre est descendu à 100 en 1945. Par la suite, le progrès médical et l'introduction de l'assurance maladie ont réduit ce nombre de 100 à moins de 3. Les USA étaient beaucoup plus développés (ou sociaux) que la France, et la mortalité infantile y était déjà a 90 en 1920. Elle a chuté à 60 en 1945 et à 6 depuis.

source: US CDC

À l'heure actuelle, le Nigéria, le Congo et le Mali ont des taux de mortalité similaires d'environ 90/1000. Ces chiffres correspondent à la France en 1950 ou aux USA en 1920, mais ils sont actuellement parmi les pays les moins performants au monde.

Ceci témoigne d'une amélioration spectaculaire de la santé publique concomitante avec les soins de santé financés par l'État-providence dans les années 50. Les bénéfices scientifiques et technologiques ont été rapidement partagés dans le monde entier.

Voici quelques observation que nous notons à partir des données du tableau:

  • Les pays riches ont tendance à avoir de meilleurs résultats, mais ce n'est pas seulement une question d'argent. Il y a une composante sociale: la Pologne et la Corée sont parmi les plus performantes malgré un revenu par habitant beaucoup plus faible
  • La redistribution est élevée dans beaucoup de pays de l'OCDE, mais les résultats ne suivent pas. Les deux pays en tète sont Singapour et Hong Kong, malgré peu de redistribution. La Suède est le troisième tandis qu'elle prélève des impôts très élevés.
  • Des pays riches comme les États-Unis, l'Argentine et le Panama ont de mauvais résultats, l'Argentine insiste sur la justice sociale et des impôts élevés sans résultat pour les pauvres. Le Panama a un faible taux d'imposition et un revenu moyen élevé, mais la performance des soins de santé est bien inférieure à celle des dragons d'Asie.
  • Certains pays comme le Botswana (33) sont présentés comme des exemples de développement tandis que l'Argentine (10) et le Venezuela (30) seraient des États en faillite. Ces commentaires font référence à la trajectoire des États par rapport à ce qu'ils étaient il y a 20 ans, mais les chiffres absolus sont toujours bien meilleurs pour l'Argentine que pour le Botswana.

Rôle de la Science et des Technologies

Les réalisations scientifiques et technologiques ne sont pas seulement liées au bien-être des plus pauvres ou a la richesse. Les principales nations indiquées par le nombre de médaillés Fields sont les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie et le Japon. En utilisant les prix Nobel de physique, nous voyons les États-Unis, l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l'Italie. Les États-Unis sont une nation scientifique de premier plan malgré des résultats peu enviables sur la mortalité infantile par rapport à la Pologne. 

 La fuite des cerveaux permet aux USA pays d'attirer l'élite d'autres pays. Les diplômés les plus brillants des pays  en développement étudient plus volontiers dans une université d’élite aux États-Unis que dans leur université locale. La France et le Royaume-Uni attirent encore l'élite de leur ex-empire colonial. Les raisons semblent plus historiques et sociales qu'économiques. Les États-Unis, pays de trappeurs et de cow-boys libertariens était un désert universitaire par rapport à l'Europe jusqu'à ce que les guerres mondiales y aient amené les meilleurs. 

Fécondité, Population et Environnement

Pour les pays en développement, la fécondité est plus élevée dans les pays où la mortalité infantile est la plus élevée. La fécondité surcompense la mortalité. Cela conduit à des niveaux de population sans précédent dans l'histoire de ces pays. Cela peut conduire à des problèmes environnementaux comme ceux que nous voyons en Haïti. Les pays avec la fécondité la plus élevée et les pires infrastructures comme le Nigeria, le Mali, le Congo sont les plus susceptibles de surexploiter leur écosystème par la déforestation ou l'extraction polluante de matières premières exportées.

Crédit d'image: Wikicommons


Fiscalité, inégalités et incitations

Courbe de Laffer: Wikicommons

Dans un article de 1993, Murphy, Schleifer et Vishny ont noté que les pays en non-développement ont très peu d'entreprises privées (sociétés pétrolières et minières) capables de faire face à la bureaucratie gouvernementale. La plupart de la population vit de l'agriculture de subsistance ou de la recherche de rente gouvernementale. Ce sont des pays dont l'administration s'est développé plus rapidement que le secteur privé lors de la décolonisation. 

La France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal ont des problèmes d'incitation similaires. Pour illustrer numériquement le problème de la France, elle compte 16 millions d'électeurs dépendants de pension de retraite de l'Etat financée par 26 millions d'actifs. Parmi les 26 millions d'actifs, il y a 3 millions de chômeurs et 5 millions de fonctionnaires. Cela signifie qu'il y a actuellement 24 millions d'électeurs dépendants des fonds publics et 18 millions d'électeurs travaillant dans le secteur privé. Alors que les progressistes affirment que ce niveau de financement du secteur public est insuffisant pour corriger toutes les défaillances du marché, la viabilité d'une recherche de rente gouvernementale est accrue par la taille du secteur public.

Certains pays développés politiquement sont peu disposés à comptabiliser correctement le coût de leur système de sécurité sociale, et encore moins à le réformer. Le montant des recettes fiscales est limité en théorie par la courbe de Laffer. Au fur et à mesure que les impôts augmentent, des opportunités de prélèvement de rente gouvernementale apparaissent, les contribuables passent d'une activité imposable à une activité de recherche de rente gouvernementale ou à une activité moins productive mais non imposable.

Si l'on devait mesurer un effet Laffer en comparant les pays et la croissance, le niveau d'imposition indiqué par l'OCDE est trompeur. L'effet dissuasif des taux marginaux est ressenti par ceux qui paient la majorité de l'impôt, et la majorité de l'impôt n'est pas payée par le contribuable moyen mais par les trois déciles de revenu les plus élevé.

Nous examinerons indépendamment les taux d'imposition indiqués par l'OCDE à l'aide des données de Deloitte pour obtenir les taux marginaux d'imposition les plus élevés et pour voir comment le taux réel payé par ceux qui financent les États est affecté.

Nous voyons trois catégories de pays développés:

  • faible impôt (Singapour, Hong Kong, Jersey, Cayman)
  • impôt moyen (Suisse, États-Unis, Corée)
  • impôt élevé (Suède, Japon, France)

Paradis et Enfer Fiscaux

En théorie, l'impôt qui cause le moins de distorsions aux incitations en dehors du taux 0 est un impôt forfaitaire. Cet impôt est plus régressif que l’impôt proportionnel à taux unique. De nombreux pays n'imposent pas le revenu, mais Jersey applique quelque chose qui s'apparente à un impôt forfaitaire: une tranche d'imposition proportionnelle à un taux unique de 20% jusqu'à un certain montant d'impôt, après quoi le taux marginal d'imposition régresse à 1%. Sercq, une petite île de la Manche, met en œuvre une taxe plus faible basée sur la propriété foncière, éliminant ainsi le besoin d'une administration fiscale. L'exemple inverse est le système fiscal américain, la réforme de 1986 et le TCJA de 2017 introduisent plus de complications, et des catégories de revenus ont été inventées telles que la «perte d'activité passive», le «gain d'amortissement non récupéré» et «revenu bénéficiaire qualifié» qui bénéficient de taux spéciaux et de déductions.

Les pays à faible taux d'imposition sont généralement considérés comme des paradis fiscaux plus petits faisant du dumping fiscal, mais le cas est plus nuancé que ne le prétendent les gros bras de l'OCDE. Les fiscalités les plus répressives telles que la France et le Japon offrent des exemptions aux personnes non domiciliées qui s'installent dans le pays, le Portugal attire les retraités d'autres pays de l'UE à faible taux d'imposition, l'Irlande permet aux grandes entreprises américaines d'éviter l'impôt tout en prélevant des impôts élevés sur ses résidents. Les grands pays n'ont aucun scrupule à offrir des impôts moins élevés pour attirer de nouveaux clients tout en taxant leurs habitants. Certains petits pays à faible taux d'imposition comme Malte ou les îles Vierges britanniques ont en effet des règles fiscales différentes pour les entreprises locales et les entreprises étrangères, mais de nombreux petits pays accordent le même accord à leurs résidents qu'aux personnes non domiciliées.

Ces petits pays se sont d'abord développés en tant que centres commerciaux lorsqu'ils étaient trop petits pour soutenir une grande administration et n'ont jamais imposé leurs résidents à un tel degré. Les grands pays supportaient toujours le coût d'une armée permanente et avaient des impôts, ce sont eux qui compliquent leurs codes fiscaux. En conséquence, les petits pays ont des systèmes fiscaux toujours simples.

Le cartel fiscal des pays en voie de déclassement 

Le président français Nicolas Sarkozy a convaincu  les principaux pays de l'OCDE de former un cartel à l'issue de la crise financière de 2009 pour imposer des mesure déclaratives aux petits pays. Un jalon symbolique a été la fin du secret bancaire en Suisse. L'Allemagne a réussi à contraindre la Suisse à abroger sa loi sur le secret. Les Suisses avaient résisté au chancelier A. Hitler mais ont cédé à la chancelière A. Merkel. L'introduction d'obligation de déclaration la FINRA et CRS pour les banques augmente le coût de la conformité. Les Règles de déclaration CFC pour les sociétés non-résidentes rendent leur création et leur administration plus compliquée. Ces mesures sont défendues publiquement comme luttant contre la fraude fiscale. Elles ont pour effet secondaire de compliquer les déclaration pour tous et de rendre l'investissement transfrontalier plus difficile. La plupart des banques refusent désormais d'ouvrir un compte bancaire aux sociétés des Iles Vierges Britanniques ou des Seychelles sauf pour des sommes considérables.

Le cartel deviendra plus pressant à mesure que la situation de ses membres deviendra désespérée, il met actuellement en place un réseau de collecte de données. Il est toutefois peu probable que les membres du cartel restent solidaires car certains ont rythme de dépense beaucoup plus élevé et devraient imploser avant les États-Unis et le Royaume-Uni.

Les pays développés à fiscalité moyenne et élevée qui financent leur retraites en utilisant le système par répartition seront confrontés à une pression de financement qui les poussera à accroître la pression fiscale. Le Japon est le plus profondément engagé dans cette nasse, la France, malgré une bonne natalité a un problème de poids électoral des allocataires.

Le moteur de la croissance

Compte tenu de mon expérience avec la France, le Royaume-Uni, le Japon, les États-Unis et Hong Kong, je m'attendais à ce que des impôts bas conduisent à plus de croissance. Après avoir examiné les chiffres, ma conclusion est maintenant qu'il y a d'autres facteurs sociaux et historiques en jeu:
  • Les pays les plus riches ont plus de mal à croître rapidement, on constate que Singapour et Hong Kong ne croissent pas beaucoup plus que l'Europe ou le Japon par habitant.
  • La croissance plus élevée du PIB aux États-Unis est tirée par les soins de santé et l'éducation. Ces secteurs ne bénéficient pas des gains de productivité technologiques et de leur inefficacité et sont à l'origine d'une grande partie de l'augmentation du PIB.
  • Le développement de Singapour et de Hong Kong de 1970 à 2000 montre qu'un État-providence n'est pas nécessaire à la croissance.
  • Le développement de la France et de l'Italie de 1945 à 1970, pays à faible niveau de confiance par rapport à la Suède ou à l'Allemagne, montre qu'un État providence n'entrave pas la croissance.
  • L'incapacité du Portugal et de la Grèce à rattraper la France et l'Italie malgré les subventions européennes montre qu'un État-providence ne favorise pas la croissance.
  • L'histoire de la croissance de la Chine et de l'Inde est une question de rattrapage et une croissance de 6% à 10% peut être considérée comme naturelle (comme c'était le cas en Europe après la Seconde Guerre mondiale),
  • Certains autres pays qui auraient dû rattraper leur retard sont restés sous développés depuis plus de 50 ans. Le manque de développement de pays comme le Mali, le Congo ou le Nigéria met en évidence une série de problèmes sociaux et culturels.
On peut considérer deux pistes pour expliquer la croissance:
  • La science et la technologie sont d'important moteurs de croissance future qui différencient certains pays.
  • Le respect des droits de propriété permet des investissements en capital qui ne sont pas soumis a l'extraction de rente gouvernementale.
Celles-ci dépendent de facteurs qui sont le développement socio-culturel et historique. Ils sont plus qualitatifs et feraient l'objet d'un autre article.

Durabilité et nouvelle génération


Nous avons vu que le développement de l'Etat Providence n'est pas pertinent pour la expliquer la croissance économique et proposons la présence de catalyseurs plus qualitatifs tels que les différences dans les réalisations scientifiques et technologiques, et le droit de propriété. Il y a un autre point important au vu des statistiques présentées ici.

Le monde compte actuellement 7 milliards d'habitants et comptera 10 milliards d'habitants une fois que les générations des pays à croissance rapide auront grandi. Compte tenu des préoccupations telles que la productivité des terres agricoles et l'utilisation des minéraux et de l'énergie, revenir à une population plus faible sur une longue période semble préférable.

Des pays comme la Suède, l'Irlande, l'Australie et la France ont encore une population relativement élevée de 19% à 21% de moins de 14 ans, ce qui indique que la pyramide des âges est rectangulaire.

Les pyramides des âges du Japon du premier graphique montrent ce qui arrive finalement aux pays développés après la baisse de la fécondité. C'est le cas du Japon avec l'Allemagne et l'Italie ensuite.

Certains autres pays comme Singapour et Hong Kong ont moins de 12% de la population de moins de 14 ans, ce qui signifie que le taux de dépendance est encore faible car il y a peu d'enfants. Il est toujours préférable pour que les pensions et les soins de santé soient financés par l'épargne plutôt que par des systèmes de répartition qui créent des risques systémiques et des problèmes de gouvernance.


2020-10-01

Croyances, Mobilité Sociale et Redistribution: Piketty vs Tirole

Fraichement arrivé au MIT, Thomas Piketty un brillant normalien qui grandi dans dans un milieu trotskiste tente d'expliquer les différences de politique redistributive entre les Etats-Unis et l'Europe. Trois concepts ont été explorés:

Ils fournissent une explication alternative à l'article sur le capital social et le niveau de prélèvements obligatoire de 2011 dont nous parlons dans ce billet précédent

Une autre explication, institutionnelle et non sociologique, est discutée dans ce billet concernant l'article sur le droit du travail de Djankov et Schleiffer qui montre un lien entre la nature du système légal qui dépend de circonstances historiques et le développement ultérieur du capital social.

Vision Romantique de la Vaillance et de la Mobilité sociale au 19e: Perceval le Gallois, le Graal, et la tentation


Ces trois articles au contenu très mathématique aboutissent à une vision assez pessimiste de la gauche en Europe. On est loin de l’idéologie de progrès par l'effort et la formation continue de l’après-guerre. Le surplus de redistribution en France est expliqué par une gauche cultivant sa pauvreté, plus revendicatrice et moins travailleuse.

Avant d'aller plus loin, il convient de rappeler des données sociologiques parues après ces articles qui limitent les propos des sociologues cités concernant les "valeurs sociales européennes". 

Données Sociologiques: Enquête sur les Valeurs Européennes


Si une vision optimiste de la mobilité sociale est spécifique aux Etats-Unis, l’enquête sur les valeurs européennes montre que les croyances concernant les causes de la pauvreté sont loin de faire l'objet d'un consensus en Europe. 


Alors que plus de 40% des Français, des Italiens et des Espagnols considèrent que l'injustice de la société est la principale cause de pauvreté, cette perception n'est pas aussi partagée dans les pays anglo-saxons, ou dans les pays nordiques. Nous montrons ci-dessus les résultats pour le Royaume-Uni et le Danemark.

Mobilité Sociale et Politiques Redistributive - Les Dynasties de Gauche

Tandis que Mr Piketty travaille aux Etats-Unis au MIT en 1995, il s’intéresse aux croyances concernant la justice sociale et la mobilité entre les US et l'Europe. Il note que ces pays ont des statistiques de mobilité sociale semblables. 

L'article propose un modèle simplifie de reproduction sociale basé sur le constat que les électeurs issus de milieux modestes ont tendance à voter pour plus de redistribution même quand ils ont réussi, et que réciproquement, les électeurs issus de milieu favorisé qui ont été declassés votent pour moins de redistribution que les classe modestes. 

Le revenu y prend deux valeurs possibles L ou H, avec L<H. Pour un effort e donné les probabilités de transition influencées par un facteur de récompense t, le niveau de discrétisation en temps choisi est une génération:

Pr(y1=H | y0 = H) = p1 + t e

Pr(y1=H | y0 = L) = p0 + t e

et une utilité U = E(y) - e^2/a

Le paramètre t et la différence p1-p0 ne sont pas observables directement, mais l'auteur constate que des différences d'estimation font que des dynasties de gauche et de droite vont se former qui correspondent à des estimations différentes de t

Le niveau de redistribution socialement optimal est déterminé par un compromis entre la récompense de l'effort t et sa pénibilité a. L'importance relative des dynasties de gauche dans la population cause plus de vote redistributif. Cela est consistent avec la différence notée entre les USA et l'Europe. 

C'est un article très technique faisant appel à des arguments de martingales. Selon l'auteur, il existe de nombreux équilibres où l'estimation du paramètre t ne s'améliore pas. Les dynasties de gauches font moins d'effort que les dynasties de droite et demandent plus de redistribution. L'auteur explique ainsi l'idée selon laquelle "une cause commune pousse certains agents à revendiquer plus de redistribution et faire moins d'efforts", et citant un sociologue: "les travailleurs fortement politisés ne cherchent pas à profiter d'opportunités d'ascension sociale".

En prémisse de cet article, l'auteur considère que l'électorat de droite comme de gauche partage ses valeurs:

  • un idéal redistributif selon lequel les impôts ont pour seul objectif la diminution p1-p0 et non le financement de biens publics
  • un revenu juste doit correspondre à l'effort qui a été fourni, et non à l'utilité sociale qui a été produite. 
Lord Keynes disait qu'il est difficile pour un système politique de concilier les trois objectifs suivant 
  1. la justice sociale, 
  2. l'efficacité économique, et 
  3. la liberté individuelle. 
Le cadre propose par l'article montre un compromis entre redistribution et efficacité, mais la question de la liberté n'entre pas en ligne de compte.

La conclusion de cet article concernant les dynasties de gauche semble pessimiste : la gauche serait un groupe personnes moins motivées au travail qui revendiquent la redistribution. Le fait de supposer qu'ils sont plus ou moins capables ne rendrait pas leur idéologie moins réprouvable. 

Lorsque des hypothèses politiquement correctes ont des conséquences politiquement incorrectes, l'auteur revoit ces hypothèses. L'article suivant du même auteur s'intéressera aux conséquences de différences de capacités intellectuelles. Pour éviter de sombrer dans un strict Darwinisme social, ou la gauche n'est plus qu'un ramassis d'incapables, il se propose de modifier la fonction d’utilité dans une direction intéressante.

    Croyances Autoréalisatrices sur le Statut Social - Récompenses non matérielles

    Dans un deuxième article en 1998, Piketty discute de récompenses non matérielles de l'effort, ce qui l'amène à enrichir la fonction d'utilité de l'article précédent. Il commence par des considérations sociologiques:

    • selon Merton et Boudon, les personnes issues de milieux modestes cessent de faire des efforts lorsqu'ils ont dépassé le niveau de vie et de statut social de leur groupe de référence, alors que ceux qui ont plus d'attentes continuent de faire des efforts.
    • selon Bourdieux, les personnes issues de milieux modestes sont dirigées vers des postes moins prestigieux et ne reçoivent pas de promotion. On leur demande de rester dans le rang alors que la société gagnerait tant selon lui par leur développement.

    Le sociologue Bourdieu critique Boudon, mais selon l'économiste Piketty il est difficile de tester si l'action affirmative ou des quotas contribueraient à une amélioration si dans les deux cas, le diagnostic est celui d'un manque de motivation chez les pauvres.  

    Enfin, la seule production de richesse marchande y lui semble une mesure limitée du statut social:

    • aux US, une personne qui réussit économiquement suscite l'admiration par sa compétence
    • en Europe, une personne qui réussit économiquement peut se faire traiter de nouveaux riche

    Il s'agit la de différences sociales persistant depuis plus de trois cents ans. Les calvinistes émigrés considéraient le succès terrestre comme une preuve du salut alors qu'en France en 1670 la réussite matérielle rendait les efforts de promotion sociale du bourgeois gentilhomme de Molière ridicule. L'exclusion des parvenus est un mécanisme de protection des élites qui existe aux Etats-Unis (on pense au Carnegie Hall, construit par le nouveau-riche Carnegie parce que l'ancienne élite refusait de lui vendre un box dans l'ancien Opéra), mais il y est moins accepté socialement.

    Pour affiner l'analyse, l'auteur ajoute un facteur d'intelligence b qui augmente la productivité de l'effort et le statut social :

    Pr(y1=H | y0 = H) = p1 + t b e

    Pr(y1=H | y0 = L) = p0 + t b e

    L'utilité ne dépend plus du résultat économique y, mais de l'intelligence b qui a été démontrée socialement par le travail effectué : 

    U = (1-L) E(y) + L b^p - e^2/a

    Si L=0, il n'y a pas de récompense autre que matérielle à démontrer sa compétence et le niveau d'effort correspond à l'optimum économique. Si L>0, on transcende le matériel, il y a un avantage en termes de statut social. L'auteur démontre que ce terme pousse les agents à travailler bien au-delà de leurs besoins. Il s'agit là du phénomène de "rat race".

    Une autre conséquence de L>0 est que l'impôt à moins de conséquences désincitatrices sur les élites qui se préoccupent de leur statut social plus que de leurs circonstances matérielles. 

    Une remarque amusée sur l'esprit français des classes préparatoires

    Piketty se fend ici d'un raffinement sociologique sur la récompense de l'effort. Ces modifications ne s'intéressent toujours pas à l'utilité sociale de l'effort. Deux remarques concernant cette approche:

    • Avec le paramètre b, On abandonne le voile d'ignorance Rawlsien. Il ne manque plus que d'ajouter un coefficient héritabilité du QI pour passer aux thèses de Darwinisme social de Charles Murray qui documente l’intermariage des élites intellectuelles réunies et concentrées par l’enseignement gratuit au niveaux national ces 140 dernières années. 
    • l'appel à l'abandon des biens matériels de la fonction d’utilité semble spécifiquement adapté à la recherche de rente de l'élite cognitive française. 
    Le premier point est tabou, je me permet une remarque plus légère concernant le deuxième point.

    Une opinion répandue parmi les élèves des classes préparatoires est qu'ils sont noyautés par leur "ennemi de classe". L’ennemi de l'élève intelligent: la brute. La "brute" compense par un effort excessif et temporaire l'intelligence des "subtils" pour remporter leurs places aux concours. Ces "brutes" poussées à fond par des parents aux objectifs mesquins visent l'emploi à vie, le poste administratif qui n'implique aucun risque, aucun effort intellectuel et déroulent des démonstrations mathématiques sans aucune élégance. Le résultat n'est pas une "rat race" consumériste d'adultes anglo-saxons mais une course de taupins, où chacun s'efforce de travailler suffisamment pour démontrer par ses résultats qu'il peut tenir tête aux bourrins et intégrer la meilleure école possible.


    Le héraut de l'ENS, école des subtils, Thomas Piketty aurait-il donc titillé le héraut de l'X, école des brutes, Jean Tirole? Nous verrons ci-dessous comment Jean Tirole décide de reprendre l'argument pour modéliser la dissonance cognitive concernant la récompense de l'effort et surtout refermer la parenthèse subtile ouverte par Piketty en 98 en remettant le niveau des récompenses immatérielles L=0. 

    S'agit il d'un effort non productif, déployé pour signaler une présumée supériorité naturelle? 

    Nous laisserons au lecteur le soin de juger dans cette affaire de la subtilité de l'un ou du caractère "bourrin" de l'autre. Il faut noter qu'au terme des classes préparatoires, 96% des élèves sont soupçonnés par leur camarades d’être des "bourrins". C'est a se demander si les subtils existent encore au terme de la deuxième année de classe préparatoire.

    Croyance dans un Monde Juste et Politiques Redistributive - Dissonance Cognitive

    En 2005, Roland Benabou et Jean Tirole reprennent la question et le modèle de 95 et ajoutent un modèle de la dissonance cognitive de l'estimation du paramètre t

    L'introduction de l'article apporte un nouvel éclairage: des sociologues étudiant les classes ouvrières aux USA rapportent que la vraie conscience de classe [marxiste] y est remplacée par une "fausse conscience". Les travailleurs pensent que l'effort est récompensé par la société. Cela leur permet de mieux accepter le monde dans lequel ils vivent et de se concentrer sur leur travail. Cette situation est dénoncée par le sociologue comme une dissonance cognitive, mais elle est défendue par les travailleurs qui revendiquent leur droit au "rêve américain".

    Pour modéliser la dissonance cognitive, les auteurs font l’hypothèse que la valeur de la récompense de l'effort t a deux valeurs possibles et est injustement surestimée, et qu'un paramètre L correspond au nombre de personnes qui sont capable d'apprendre que la valeur de t est basse lorsqu'un signal arrive au hasard avec une probabilité q.

    Les auteurs trouvent que si la dissonance cognitive est moins élevée, les taxes augmentent et les pauvres travaillent moins. Si le progrès technique est tel que plus d'études et d'effort sont jugés nécessaires, la redistribution diminue.

    A première vue, l'article semble avoir le parti-pris que si sa valeur est inconnue, la récompense de l'effort t est forcément surévaluée, que la dissonance cognitive va nécessairement dans cette direction. L’hypothèse choisie plaira aux sociologues marxistes, mais il semble que faire l'hypothèse inverse ne change rien aux résultats. 

    L'article est encore plus difficile techniquement parce que les auteurs reprennent et modifient certaines notations de Piketty sans prendre la peine définir les notations, ou de justifier les fonctions choisies, qui semblent ainsi parfois sur-parametriser et d'autre fois sur-spécifier arbitrairement le modèle. Ainsi, la fonction d'utilité qui figure l'inverse de la volonté b (dont le rôle est peu ou prou celui de l'intelligence b de 98) et le paramètre de pénibilité sont redondants. Le paramètre L d’utilité du signal de compétence de 98 vaut 0 et a disparu.

    Conclusion

    Bien qu'il soit basé sur des hypothèses politiquement correctes, notamment le fait que tout effort doit être socialement récompensé par la société indépendamment de son utilité, les conclusions de l'article de 1995 ne sont pas politiquement correctes. 

    L’évolution de 1998 passe à deux doigts du darwinisme social et introduit des idéaux de pureté cathare dans la fonction d’utilité. Le résultat de ces récompenses non-matérielles est un niveau d'effort supérieur et une moindre perte de productivité lors de la taxation. 

    L'article de 2005 remet le poids des récompenses immatérielles L à  0, sans expliquer pourquoi mais finalement ne fait que confirmer dans un déluge de formules et d'hypothèses mathématiques les conclusions de 1995 en partant de mêmes prémisses.

    On retrouve dans les prémisses de ces articles des représentations inspirées par des environnements économiques et des rapports de production révolus :

    • des mécanismes d'exclusion du peuple sont dénoncés par les saint-simoniens en 1820 et les communistes en 1850. Alors que la charité était la forme d'aide traditionnelle, les socialistes revendiquent une "réparation" de l'injustice par des lois redistributives. Si en 1848, Frédéric Bastiat défend avec éloquence que La Loi doit soutenir la propriété privée. Ce principe sera  outrepassé pour légitimer le pouvoir de Napoléon III.
    • à partir de 1800 l’accès méritocratique à une éducation supérieure est généralisé et le taux d’alphabétisation passe de 40% a 80% en 1870. Avec l’époque progressiste en 1870, l'éducation nationale rend cet accès obligatoire. Les efforts de formation continue ont redoublé après 1945. Cent ans d’égalité des droits et cent ans d'État providence ont donné l'opportunité aux classes populaires de s'élever quand Pierre Bourdieu les observe en 1970. Son discours eut été si pertinent si il avait été contemporain de Saint-Simon.
    • l'effort appliqué à la recherche du gain est perçu comme ridicule en France sous l'ancien régime. Le Bourgeois Gentilhomme paraît en 1670 sous Louis XIV, trois cent trente ans plus tard, Piketty modifie la fonction fonction d'objectif social pour affirmer la révulsion de l’élite contre la production matérielle.
    Pour Piketty, l’égalité des droits, une revendication politique du temps de Diderot est aussi insuffisante que l'égalité des chances du temps de Jules Ferry. L'intervention pour une égalisation des résultats après effort serait jugée moralement nécessaire par tous, de gauche comme de droite, au nom de valeurs "communes".

    Si les prémisses de l'article de Cahuc et al de 2011 concernant le capital social permettent de décrire mieux aussi les autres pays européens, ces trois articles jettent un éclairage sur le côté obscur de la dévalorisation de l'effort et du dédain des élites pour les classes bourgeoises, et leur influence dans le débat public sur les enjeux fiscaux. La dévalorisation de l'effort serait-elle un élément destructeur du capital social?


    2020-09-05

    Les Principes et l'Origine de la Justice selon P Fabry

    La prévisibilité des conséquences de l'action humaine entraîne une diminution des préférences temporelles. Elle stimule l'investissement et permet un développement plus avancé. L’état de droit y contribue en rendant l'issue des arbitrages prévisible à long-terme. Pour cela, la stabilité et la cohérence de la justice sont des qualités essentielles de l'état de droit. Selon Renaud Denoix de Saint-Marc, membre du conseil constitutionnel: « Pour frapper l’opinion ou répondre aux sollicitations des différents groupes sociaux, l’action politique a pris la forme d’une gesticulation législative ». 

    Pour Philippe Fabry, docteur en droit, l'inflation législative vient souvent de ceux qui préferrent gouverner à vue ou réagir aux nouvelles par souci de publicité. Avant de devenir la créature d'une assemblée de politiciens partisans, le droit provient de la recherche millénaire d'un mode impartial de résolution des conflits. Il y a une phase inductive de découverte de principes généraux suivie d'une phase déductive d'application de ces principes. Les constitutions modernes seraient enfin une axiomatisation qui énoncent les principes généraux censées augmenter la cohérence du corpus.

    Si l'évolution sociale engendrée par le progrès technique pose le défi de l’évolution du système légal, le théâtre politique se révèle être une source d'incohérence.

    Justicia


    Je reproduis la transcription de la conférence de Philippe Fabry au cercle Frederic Bastiat. Il y expose les principes et l'histoire de la Justice. C'est une fresque historique et civilisationelle dans laquelle il discute de son progres, mais aussi des épisodes de regressions, d'inflation administrative ou de dérives populistes.

    Pour complémenter cet article, ce billet concernant les articles de Djankov et Schleiffer, montre un lien entre le choix historique d'un système légal (code civil ou common law) et le développement ultérieur du capital social.

    Positivisme Juridique

    par Philippe Fabry

    Un ami à moi, également juriste, notait un jour avec amusement combien élevé est le nombre de gens qui s’avouent nuls en maths comparativement au petit nombre de gens qui s’avouent nul en droit, et l’expliquait par le fait que la plupart des gens sont probablement encore plus nul en droit qu’en maths.

    Il est en effet stupéfiant qu’une matière si centrale dans la tenue de l’ordre économique et social ne fasse pas, même à petite dose, partie du tronc commun des savoirs : la plupart des gens ignorent ce qu’est, fondamentalement, le droit. Les libéraux n’échappent pas à la règle : s’ils sont généralement mieux formés en économie que le citoyen lambda, la science juridique leur est totalement étrangère. Tous considèrent, selon la définition la plus communément admise et synthétique, qu’il s’agit de l’ensemble des règles de la cité qui servent à concilier les intérêts contradictoires, et que la discipline juridique consiste en l’étude de ces règles.

    Or cette conception du droit est très moderne : elle est l’émanation du positivisme juridique, qui considère le droit comme un phénomène social et politique dans lequel des normes surgissent, et sont ensuite étudiées par les juristes. C’est cette conception qui est enseignée aux étudiants en droit de première année, qui entendent parler, dès les premiers cours, de la fameuse pyramide de Kelsen, qui synthétise la hiérarchie des normes en un schéma décroissant censé ordonner la totalité des règles régissant un ordre juridique donné – national, en l’occurrence : au sommet la Constitution, puis les traités internationaux, puis les lois, les règlements, les coutumes. Cette hiérarchie ordonne les différentes normes existantes dans un Etat de droit au sens allemand, Rechtstaat, c’est-à-dire un Etat dont l’action tout à la fois s’exprime par la production de normes, et est encadrée par des normes. Ce concept ne doit donc pas être confondu avec l’Etat de droit comme traduction du rule of Law, dans lequel l’Etat doit être soumis à une loi qui obéit à des principes supérieurs à lui. De fait, la construction de Kelsen a quelque chose d’une logique circulaire, dont le théoricien avait conscience et qui l’a poussé à induire une norme supérieure encore à la Constitution, la Grundnorm, la norme fondamentale, totalement extérieure à l’Etat, que ses détracteurs positivistes ont identifiée comme une réémergence de l’idée honnie de droit naturel.

    Pyramide de Kelsen


    Cette pensée juridique positiviste, cette « théorie pure du droit », pour reprendre le titre du maître-ouvrage de Kelsen, est le produit d’une réflexion sur les systèmes juridiques existants. C’est donc une réflexion a posteriori, qui prend pour objet d’étude des systèmes formés.

    Or, historiquement, le droit est tout autre chose que l’étude des règles de la société, des normes impératives de l’Etat, de la législation. C’est une entreprise intellectuelle primordiale d’une toute autre mesure : le droit est la science du juste. C’est là le cœur de l’exposé que je veux livrer aujourd’hui.

    Car la Grundnorm que Kelsen ne parvenait pas à saisir, ce qui devrait être et a longtemps été, pour les juristes, les théoriciens et les praticiens du droit, c’est tout simplement cela : le juste.

    Pour le montrer, j’aborderai le sujet de deux façons : par l’histoire, et par l’étude des méthodes.


    BREVE HISTOIRE DE LA SCIENCE DU DROIT

    Faire l’histoire du droit, de fait, c’est faire l’histoire d’une science.

    Et toute science a la même origine : l’observation. Les hommes observent le monde, découvrent des phénomènes, s’aperçoivent qu’ils sont récurrents, les catégorisent, puis théorisent, c’est-à-dire découvrent les « lois » au sens scientifique du terme (comme les lois physiques, par exemple).

    Or donc, si l’on remonte au plus haut, le premier document que l’on cite habituellement est le fameux Code d’Hammourabi, roi de Babylone du XVIIIe siècle avant notre ère. Il s’agissait d’une compilation de décisions censées s’appliquer en cas de litiges similaires à ceux catalogués.

    L’idée derrière l’établissement d’un tel catalogue est qu’une fois la juste solution à un litige trouvée, il faut la consigner pour la conserver pour l’avenir : en effet, puisque c’est une juste solution rendue par un bon juge, il serait idiot de confier à l’intuition d’un autre juge, par la suite, la décision d’un litige similaire, car si le nouveau juge est moins bon que le premier, sa décision sera injuste, ou en tout cas moins juste.

    Code cuneiforme sculpte sur stele en diorite

    Le simple fait de consigner les décisions montre donc en soi l’émergence de deux idées :

    d’une part les litiges connaissent de bonnes solutions, que l’on dit justes (ces solutions sont celles que le sens commun considèrera comme équitables, et qui seront acceptables par les deux parties), et d’autre part, la capacité de bien juger n’est pas donnée à tout le monde, et c’est un problème.

    De là se dégagera chez les Romains une troisième idée : ce serait un progrès considérable si l’on trouvait un moyen pour que de mauvais juges soient capables de bien juger. C’est-à-dire “connaître les lois qui gouvernent le juste”, ce qui permettrait de forger des méthodes que des juges peu intuitifs n’auraient qu’à appliquer pour parvenir à un bon résultat.

    En effet, entre Hammourabi et le Ve siècle des Romains, les choses ne progressent guère. Pourquoi cela ? Sans doute parce qu’on ne sait même pas vraiment ce que c’est que le “juste”. Revoyez la définition grossière que j’ai donnée : “ces solutions sont celles que le sens commun considèrera comme équitables, et qui seront acceptables par les deux parties”. Elle est très peu satisfaisante. Mais on ne pouvait pas aller plus loin tant qu’on ne ferait pas ce que les Romains firent dès le début de l’histoire de la République : penser le droit individuel, le droit que l’on dit « subjectif », non pas au sens de « qui dépend du point de vue de l’individu », mais qui est attaché à l’individu, qui est une émanation de sa personne, son attribut.

    Ainsi donc, chez les Romains, le droit est subjectif. Sans entrer dans les détails philologiques, il faut savoir que le mot ius, qui est à l’origine le mot latin désignant le droit, avait vraisemblablement une racine sacrée désignant la sphère d’action légitime du sujet au sein de la communauté, autrement dit ce que nous appellerons sa liberté. Ainsi, pour les tout premiers Romains (VIe siècle avant notre ère) tout citoyen (les Quirites, venant de co-viris, les compagnons, les gens qui partagent le repas sacrificiel ensemble) a, attachés à sa personne, certains iura, pluriel de “ius”, qui a fini par désigner la science juridique (par opposition à la lex, la norme), mais qui originellement désignait tout simplement la sphère de liberté individuelle, ce que l’on nommerait aujourd’hui les “droits de”. Droit de se marier, d’acheter, de vendre, d’être propriétaire… qui correspondent aux droits naturels fondamentaux tels que théorisés par John Locke deux mille ans plus tard, et aux conséquences immédiates de la “propriété de soi-même” des théoriciens libertariens modernes.

    Cette particulière égalité de droit entre les citoyens romains trouvait son origine dans le fait que la communauté politique romaine s’est construite par une révolution indépendantiste, lorsque le peuple romain a chassé le dernier roi étrusque. Avant cela, Rome était une sorte de colonie sous domination étrusque. De cette expérience proprement révolutionnaire est née l’idée de res publica, la chose publique, qui concerne tous les citoyens, et le fait que ceux-ci sont associés au sein de celle-là.

    Au Ve siècle, la plèbe romaine, au cours d’un long processus de conquête pratique de cette égalité théorique des droits, en a exigé une codification, qui a résulté en la loi des Douze Tables, et quelques autres acquis institutionnels comme la création des tribuns. Pour faire un parallèle moderne, on peut penser au Bill of Rights américain, rédigé lui aussi peu après la guerre d’Indépendance.

    12 Tables Gravees dans le Bronze et Bill of Rights sur parchemin

    Ceci a créé une situation très intéressante : il y avait désormais une masse de citoyens romains, avec des droits individuels définis, qui allaient interagir. Des litiges devaient sortir de cette interaction, et il faudrait les trancher. De là sort une nouvelle idée : le juste (iustus) c’est quand on respecte le droit (ius) des individus concernés. Donc si, par exemple, il existe un litige de propriété entre deux individus, la solution juste sera celle qui ne lèsera le droit d’aucun des deux, et se limitera à reconnaître à chacun sa part. C’est le principe du droit “suum cuique tribuere” : attribuer à chacun le sien. Pas plus, pas moins.

    Mais sur quelle base faire cela, par rapport à quelle référence, selon quels critères ? A l’origine, aucun. Les Romains eurent donc recours à des juges qui tâtonnaient et cherchaient ces solutions « justes » intuitivement. Les décisions dépendaient donc de l’arbitrium judicis, l’arbitrage du juge.

    Le système n’était évidemment pas très efficace, et certainement pas satisfaisant pour des individus jaloux de leurs droits comme les Romains : de bons juges jugeraient bien, de mauvais juges jugeraient mal, sur la seule base de leur intuition.

    Il fallait donc trouver un moyen de rendre le juste objectif, échappant à l’arbitraire en s’imposant au juge. Mais il ne pouvait s’agir de lui imposer de répéter une bonne décision passée, comme au temps d’Hammourabi, parce que tout cas concret est différent.

    Ce qu’il fallait, c’était donc trouver les ressorts d’une solution juste, afin de pouvoir reproduire artificiellement ce que fait un bon juge dans sa tête. Ainsi, même un mauvais juge, en appliquant ces méthodes, devrait rendre de bonnes décisions.

    C’est ainsi qu’on vit apparaître des Romains intelligents qui se piquent d’étudier les bonnes solutions, celles où le résultat est manifestement iustus, où le juge a rendu une décision, certes intuitive, mais respectant les iura.

    Ces premiers juristes compilent les décisions, les classent en catégories (personnes, obligations, biens), dégagent des principes, élaborent des concepts – comme, précisément, la propriété décomposée en usus (droit d’usage), fructus (droit de percevoir les fruits) et abusus (droit d’aliéner) – c’est-à-dire théorisent, découvrent les lois du juste, par l’observation et le raisonnement sur l’expérience.

    Cette discipline sera définie par le grand juriste Celse par une formule célèbre : « ius est ars boni et aequi » : « le droit est l’art du bon et de l’égal (au sens d’équitable) ». Notons que pour le latin scientia désigne la connaissance, le savoir, et ars la méthode, la technique, le savoir-faire. C’est-à-dire que le mot ars latin se traduit mieux par notre moderne “science” que par “art”.

    Pour les Romains, le droit est donc la science qui permet de produire le juste (le bon et l’équitable). Ce constat n’est pas une interprétation de ma part : c’est littéralement ainsi qu’ils le définissent. La scientia iuris, la connaissance du droit, est la maîtrise de ce savoir-faire.

    Notons, à ce stade, que le juste est bien considéré comme quelque chose de naturel, qu’il s’agit de découvrir. Ce n’est pas l’Etat ou le juriste qui créent le droit. C’est un travail d’invention, comme on découvre les lois physiques ou celles du vivant. Aussi bien le terme désignant le fait de juger, jurisdictio, qui a donné notre « juridiction », et qui se retrouve dans l’expression selon laquelle les tribunaux « disent le droit », rend-il compte de cette action d’invention : les juges ne décrètent pas ce qu’est le droit, ils ne le décident pas, ils le déclarent. La vision romaine du droit est donc authentiquement libérale, et inversement peut-on dire que la conception libérale du droit est la même que celle des inventeurs de la science juridique.

    Ulpien, palais de justice de Bruxelles

    Avec la venue de l’Empire, les choses se compliquent : des juristes idéologues, notamment le redoutable Ulpien, s’emparent du pouvoir et ne jurent plus que par le droit positif et la législation : Ulpien, imprégné du même stoïcisme politique qui faisait dire à l’empereur Marc Aurèle que « ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas utile à l’abeille », avait une vision que l’on peut approcher de la moderne « justice sociale », dénoncée par Hayek. Pour lui, le droit devait être un instrument de l’Etat pour instaurer la justice, inversion totale de valeur par rapport à la conception première des juristes qui était de laisser agir les individus, et simplement restaurer le juste quand un litige apparaît.

    Naturellement, cette nouvelle conception eut vite des conséquences pratiques néfastes, les positivistes finissant par confondre la capacité du Pouvoir à créer des règles, avec une capacité de dicter le juste. Or, le juste est “dans les choses”, le juste est naturel ; et ce que l’on appelle le droit naturel est tout simplement l’énonciation des lois du juste. On ne décide pas plus de ce qui est juste qu’on ne décide de la pesanteur. Le positivisme est un constructivisme juridique, et comme tous les constructivismes, son exercice entrave l’action humaine et grippe l’ordre social.

    En effet, tout comme la compréhension des lois de la physique permet d’envoyer des gens sur la Lune, la compréhension des lois du juste permet de créer une société apaisée, qui fonctionne et qui est séduisante moralement et efficace économiquement. Ce qu’a été longtemps Rome. Frédéric Bastiat notait lui-même, avec émerveillement, que c’était le fait de respecter la justice qui rendait la société plus abondante.

    Le dirigisme de l’Etat impérial romain conduisit finalement à l’effondrement de l’Empire, et alors la science du droit fut progressivement perdue, non sans avoir été codifiée dans une série de livres à l’instigation du célèbre empereur « byzantin » Justinien : le Digeste ( recueil de doctrine), le Code (recueil de lois anciennes), les Novelles (recueil des lois de Justinien) et les Institutes (manuel de droit). Cette œuvre monumentale est nommée Corpus Iuris Civilis.

    Justinien 1er, 6eme siecle AD

    En son absence, et c’est la preuve que ce que l’on peut appeler le droit-corpus, c’est-à-dire l’ensemble des règles découvertes par les juristes et mises en application, est bien une technologie (ce qui confirme également que le droit-discipline, c’est-à-dire la recherche de ces règles, est une science), les sociétés régressent terriblement et reviennent à des pratiques barbares, idiotes, aléatoires et iniques : les ordalies, les modes de preuve irrationnels. Le principe est grosso modo le suivant : vous dites que la vache est à vous, votre voisin dit qu’elle est à lui, vous mettez tous les deux une main dans le feu et celui qui tient le plus longtemps a raison. Dans une telle société les contrats ne valent rien, puisqu’en cas de litige on ne se réfèrera pas à un texte sur lequel les parties se sont accordées, mais on verra qui des deux individus en litige tiendra le plus longtemps dans l’eau froide pour « prouver » son bon droit : en toute logique, l’activité économique en souffre. Dans une telle société, il n’y a plus de justice.

    La situation commence à changer au XIe siècle avec un événement qui a pu être qualifié de miracle : la redécouverte, en Italie, des compilations de Justinien : la grande synthèse du droit romain faisait ainsi irruption dans un monde pratiquement sans droit. L’enthousiasme fut immense, comme si l’on découvrait aujourd’hui un vaisseau extraterrestre avec toute sa technologie fabuleuse : tout à coup, il apparaissait qu’un règlement rationnel des litiges était envisageable. Ce fut une révolution intellectuelle.

    Philippe Auguste
    Sacrement AD 1179 de Philippe Auguste
     

    Des intellectuels se penchèrent fiévreusement sur le texte du Corpus iuris civilis et se mirent à l’étudier attentivement : ils ne cherchèrent pas simplement à appliquer des règles, mais comprirent qu’ils étaient face à un édifice de l’intelligence qui devait être analysé comme tel. Pour reprendre l’analogie du vaisseau extraterrestre, ils firent du retro-engineering : démonter l’engin, essayer de le remonter pour comprendre comment il fonctionne. Les concepts furent donc réappris les uns après les autres, et progressivement intégrés dans les ordres juridiques d’Europe méridionale et germanique. On appelle ce grand mouvement intellectuel la « renaissance du droit » en Occident.

    Il y eut quelques effets pervers, comme la redécouverte de la quaestio de l’époque impériale, c’est-à-dire de la torture judiciaire en matière pénale, que les hommes médiévaux admirent comme bonne puisqu’on la trouvait au milieu de concepts magnifiques comme la propriété et ses modes d’acquisition et d’aliénation, ou les actions de la loi – c’est-à-dire la procédure judiciaire, avec le principe du contradictoire, les voies d’exécution des obligations contractuelles et des décisions de justice – lesquels dataient non pas de la sinistre période impériale mais de la belle époque républicaine, libérale.

    Mais globalement, la redécouverte du droit romain permit un essor économique considérable, en Italie puis dans le reste de l’Europe, grâce à l’instauration progressive d’une sécurité juridique.

    Hélas, avec la construction des Etats et des ordres juridiques nationaux, le vice impérial romain a commencé à être reproduit à l’époque moderne, et si le Code civil des Français de 1804 était en fait le produit d’une uniformisation progressive, naturelle du droit sur le territoire, et d’une fusion du droit coutumier et de la récupération spontanée des concepts romains, c’est-à-dire un droit de la pratique juridique, l’Etat s’est ensuite arrogé le droit de le modifier à l’envi par sa législation qui est, suivant le mot de Bruno Léoni, au droit ce que la planification est à l’économie.

    Code Napoleon

    Cet état de fait induit en erreur beaucoup de libéraux, qui imaginent que le droit se résume à ces tripatouillages étatiques. Or cela n’est pas le cas, ainsi qu’il apparaît lorsque l’on se penche sur les méthodes du droit.

    AD 2017: Mr Ruffin reagit dans l'urgence et l'indignation
    a l'annonce du PSG concernant Neymar par un projet de loi
    de taxation des transferts de joueurs en faveur des clubs de football
    de sa circonscription dont il revet le maillot. C'est la "loi Neymar".


    LES METHODES SCIENTIFIQUES DU DROIT

    L’étude de l’histoire du droit montre qu’il se rapproche de maintes autres sciences par son mode d’effloraison, et que son produit, le droit comme ensemble de règles, a un effet similaire, dans son domaine, à n’importe quelle technologie – or, toute technologie est le produit pratique d’une science.

    J’ai déjà évoqué les fondamentaux : l’observation des décisions justes, leur classement, leur catégorisation, et la théorisation des lois sous-jacentes.

    Nature expérimentale de la science du juste

    Il faut encore ajouter que le droit est aussi expérimental : les principes théorisés se trouvent “validés” lorsqu’il apparaît que leur application à de nouvelles espèces permet de produire des décisions justes.

    Le droit répond au critère de réfutabilité poppérien, puisque le résultat inique de l’application d’un principe ou d’un concept remet immédiatement en question la validité du concept, ou du moins sa formulation actuelle. Comme dans n’importe quelle discipline scientifique, la solution à la contradiction entre la théorie et l’expérience peut être ontologique (il manque un concept qui reste à découvrir et qui explique l’observation) ou législative (le concept utilisé est mal formulé, il faut le revoir).

    Ce travail est précisément effectué par ce que l’on appelle la doctrine, c’est-à-dire la production intellectuelle théorique de milliers de juristes qui publient dans les revues juridiques, commentent les décisions rendues et suggèrent des solutions, lesquelles sont parfois retenues par les juges lorsqu’elles leur paraissent justes, et par le législateur quand elles semblent faire consensus entre la doctrine et les juridictions.

    Soit ces solutions fonctionnent bien, c’est-à-dire produisent des résultats manifestement justes, et dans ce cas elles s’installent, soit elles présentent des problèmes et nécessitent plus ample réflexion, ce que fait la doctrine. Bref, la doctrine a exactement le même rôle que la recherche en biologie ou en physique.

    Evolution de la science du juste

    Une objection souvent émise lorsque l’on rappelle la nature scientifique du droit est que le droit ne progresserait plus guère depuis des siècles, les grands concepts étant fixés, et tournerait simplement en rond au gré des préoccupations sociétales et des standards moraux des sociétés considérées.

    En réalité, comme dans toute autre science, notre compréhension a d’abord concerné les choses les plus simples et les plus évidentes, et la théorie n’a guère eu besoin de revenir dessus depuis : assassiner c’est mal, ne pas prendre ce qui appartient manifestement à autrui non plus, etc.

    Mais en sens inverse, le droit ne cesse de progresser non seulement dans le détail, mais aussi en découvrant des domaines tout nouveaux, nés de contradictions révélées par l’expérience.

    C’est ainsi le cas du droit de la consommation, qui a moins d’un demi-siècle : avant cela, l’on s’en tenait au principe du code civil : “les conventions tiennent de lois à ceux qui les ont faites”. C’était une vision parfaitement logique, résultant de la vision de contractants libres et égaux en droit.

    Mais la pratique a révélé que certains sont plus libres et capables que d’autres, en fonction de leur connaissance du domaine, et que de nombreux individus sont obligés, dans leur vie de tous les jours, de contracter dans des domaines où ils sont profanes, souffrant donc d’une asymétrie d’information par rapport à leurs cocontractants professionnels, notamment de grandes entreprises qui ont des services juridiques dédiés (assurances, banques) ou des techniciens dont ils n’ont pas les moyens de contester par eux-mêmes l’avis (réparateurs automobiles, chauffagistes ou que sais-je).

    Il a donc fallu identifier et théoriser ce déséquilibre et la situation du consommateur, et imposer au professionnel des obligations supplémentaires (d’information préalable, de conseil) pour rééquilibrer la relation.

    Ceci, évidemment, est un effet de la confrontation des anciennes certitudes théoriques du droit à l’extrême spécialisation professionnelle et technique du monde contemporain. Et l’on constate ici une analogie possible avec l’évolution de la physique, de celle de Newton vers celle d’Einstein, qui a résulté notamment de l’accroissement de notre capacité d’observation de l’Univers, et permis de mesurer que ce que l’on croyait universellement vrai, la physique newtonienne, n’est vrai qu’à une certaine échelle. Cela ne signifie pas que Newton est faux, mais qu’il est incomplet.

    Il en va de même en droit : si l’on pouvait au XIXe siècle considérer le réparateur de fiacre et son client sur un relatif pied d’égalité, en raison de la simplicité technologique, la situation est incomparable avec celle de l’homme contemporain qui amène son véhicule automobile chez le garagiste parce qu’il émet un petit bruit curieux, et s’entend annoncer qu’il faut d’urgence opérer une réparation coûteuse, sans avoir le temps de faire faire un autre devis, ou alors à ses risques et périls. Cette évolution des situations juridiques a montré les limites de principes qui, à une échelle inférieure de complexité économique et technologique, étaient universellement justes, et cessent de l’être à celle actuelle.

    Inversement, il y a des domaines nouveaux dans lesquels on s’aperçoit que d’anciens concepts peuvent s’appliquer parfaitement, sans guère de transposition : ainsi du droit des transports aériens, qui a repris de nombreux éléments du droit maritime.

    Ajoutons encore que notre “sens du juste” est d’autant plus aiguisé que notre science du droit est avancée, ce qui est analogue à l’amélioration de nos instruments d’observation en physique, les progrès de l’optique ayant permis de progresser dans l’observation de l’infiniment loin et de l’infiniment petit.


    La question de la diversité des systèmes juridiques

    Enfin, une dernière objection souvent entendue est “le droit n’est pas partout pareil”, ce qui devrait être le cas si le droit est la science du juste : après tout il n’y a pas plusieurs physiques, et personne ne croit sérieusement qu’il puisse y avoir plusieurs médecines.

    Cela s’explique de deux façons.

    D’abord, en de nombreux endroits le droit est tout simplement moins avancé, et donc moins juste. Il ne faut pas oublier, ainsi qu’on l’a rappelé, que la science juridique est née et s’est développée en Europe, et pas ailleurs : pour prendre l’autre grand centre civilisationnel mondial, l’Asie, on doit constater qu’elle n’a pas connu l’apparition du droit. Il y a bien eu des règles, mais jamais ce travail de théorisation que j’ai brièvement exposé précédemment. Pour prendre l’exemple de la Chine, elle a adopté un système de droit européen en 1911, avec la chute de la dynastie impériale, et cette adoption a comblé un vide – tout comme la Chine a aussi adopté la médecine occidentale, l’acupuncture et la gymnastique s’avérant nettement moins efficaces pour réduire la mortalité infantile.

    Si vous cherchez sur Wikipedia l’entrée « système juridique », vous tomberez sur une carte montrant que le monde est aujourd’hui régi par deux systèmes de droit européens, purement rationnels : le système de common law et le système dit « romano-germanique », auquel se rattache le système français. En dehors de cela il y a les pays dits de droit musulman, c’est-à-dire fondés sur des règles religieuses arbitraires, et des systèmes primitifs de droits coutumiers qui convergent avec les systèmes rationnels sur des vérités premières (le droit général de ne pas être tué, et celui de posséder), mais il faut bien voir qu’au mieux, ces systèmes sont intellectuellement au niveau des systèmes normatifs pré-romains, c’est-à-dire très inférieurs aux systèmes européens : là comme dans beaucoup d’autres domaines, la supériorité intellectuelle historique de l’Europe a été écrasante.



    Et cette observation est l’occasion de noter que tout mon propos présent sur le droit comme science du juste, un juste qui est par nature universellement vrai même si nos connaissances de ses lois demeurent perfectibles, est complémentaire de la vision évolutionniste portée par Friedrich Hayek. Celui-ci estimait en effet que les institutions et les normes font l’objet d’une sélection naturelle et que les sociétés, au fil du temps, adoptent les plus efficaces et les plus conformes à la nature et à la société humaines : le mariage, par exemple. On pourrait penser de prime abord que cette vision évolutionniste est antagonique avec tout ce que j’ai exposé, mais bien au contraire, il faut constater que l’adoption, par la quasi-totalité du monde, des systèmes intellectuels forgés en Europe, démontre la supériorité scientifique du droit romain, puis européen, qui est capable d’arriver plus rapidement à produire les institutions efficaces que le simple empirisme. L’explication en est précisément que le critère de mesure de l’efficacité d’une institution humaine, c’est sa capacité à produire du juste ; dès lors, les solutions élaborées par la science du juste écrasent logiquement tous les systèmes concurrents.

    Ensuite, il faut constater que les habitants des régions où le droit est moins avancé s’en rendent difficilement compte parce que leur « sens du juste » est moins aiguisé.

    Tout comme, d’ailleurs, le nôtre est mieux aiguisé que celui des Romains : songeons que chez eux, le sujet de droit était d’abord le citoyen. Pas la femme. Pas l’enfant. Pas l’esclave. L’universalisation de la dignité humaine au plan juridique est un progrès de longue haleine – et pas exempt de tâtonnements, comme sur la question de l’infanticide – licite chez les Romains – et aujourd’hui de l’avortement.

    Aussi bien n’est-ce qu’avec l’universalisation de la dignité humaine que l’on a, tardivement, compris quel était le fondement ultime des droits individuels : non pas l’appartenance à une communauté, comme le pensaient les Romains en l’attachant à la citoyenneté, mais l’appartenance à l’humanité, c’est-à-dire à cette espèce des primates rationnels capables de s’affirmer propriétaires d’eux-mêmes. C’est cette propriété de soi-même, dont Hans-Hermann Hoppe a montré qu’elle est axiomatique (nul ne peut la contester sans se contredire, puisqu’argumenter implique de se comporter en propriétaire de soi-même, de son corps et de sa raison, et elle est par conséquent incontestable) est un concept qui a mis deux mille ans à émerger depuis la naissance du droit romain. Les droits individuels découlent de la propriété de soi-même, car ils sont en fait les attributs généraux de la propriété au sens romain : usus, le droit d’user de soi-même (se marier, procréer, circuler…), fructus, le droit de percevoir les fruits de soi-même (les revenus de son travail), et abusus, la liberté de se lier par contrat, de se créer des obligations, ou de risquer sa vie.

    Enfin, la diversité des systèmes juridiques s’explique aussi, pour les pays autant « avancés juridiquement », par le fait que plusieurs technologies différentes peuvent produire le juste. Tout comme le moteur à vapeur ou le moteur à explosion peuvent produire le mouvement, la conception britannique de la propriété (ownership) et la conception romano-germanique de celle-ci (la proprietas romaine) sont deux solutions technologiques à un même problème, légèrement différentes mais entre lesquelles il est difficile de trancher. Cela ne signifie pas plus que le juste n’existe pas que de dire que la variété des moteurs infirme la théorie de la mécanique.

    Une autre façon de voir les choses est de considérer que cohabitent des modèles qui fonctionnent tout aussi bien à une certaine échelle et certaine capacité d’observation, et ne se mettront à diverger qu’au-delà, tout comme pour les modèles astrophysiques de Newton et d’Einstein. Le plus fondamentalement vrai est celui qui est le plus universellement efficace, mais pour l’heure l’échelle à laquelle nous évoluons ne permet pas de distinguer quel modèle est le plus juste.


    En guise de conclusion,

    Je voudrais insister sur l’importance, pour les libéraux, de défendre cette conception du droit comme science du juste. C’était la conception de Frédéric Bastiat, qui allait jusqu’à affirmer que le juste devrait même, en principe, être préféré à la prospérité, mais que fort heureusement la prospérité découlait du respect de la justice. Il doit en être de même chez les libéraux, loin de toute vision utilitariste qui ne choisirait la liberté qu’en tant qu’elle est efficace : l’utilitarisme est, déjà, un pas vers le positivisme juridique. La propriété, la liberté doivent être défendues parce qu’elles sont justes, non parce qu’elles sont efficaces – mais par bonheur, elles le sont par surcroît. Les pionniers de la science du droit avaient sur ce point la bonne posture, qui doit toujours nous inspirer : le juste existe, il est mesurable, ses lois sont connaissables, et le droit doit être la science du juste.

    La conséquence de ce principe est que la législation, c’est-à-dire les normes instaurées par la puissance publique, n’est juste que si elle consiste en une codification du produit de la recherche juridique : ce qui est découvert, démontré et admis comme juste, consensuellement. Seul ce qui est certain devrait être codifié, et ce qui n’est pas sûr, ni arrêté, doit laisser place à la discussion et au débat scientifique.

    Dans le cas contraire, le régime juridique est nécessairement arbitraire, autoritaire, constructiviste et anti-scientifique : si on ne recherche pas le juste selon la démarche scientifique inventée par les Romains et perfectionnée par des siècles de tradition juridique européenne, c’est-à-dire en respectant toujours les concepts déterminés comme justes, au premier rang desquels la liberté et la propriété, on ne peut mettre en place que des systèmes iniques.

    Le positivisme juridique ambiant nous a fait oublier que l’Etat n’est pas l’alpha et l’oméga de l’ordre juridique, contrairement à ce qui est enseigné à nos étudiants en droit par l’exposé peu critique de la pyramide de Kelsen. Il est illusoire d’espérer faire triompher une vision libérale de la société et de l’Etat de droit si l’on ne se débarrasse pas de ce cadre de pensée pour retrouver la véritable tradition de la science juridique.

    Bundesverfassungsgericht, Karlsruhe


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