2019-10-13

Politique d'Accession à la Propriété et Inégalité selon JR Collins



Comment des personnes qui gagnaient peu dans les années 80 sont devenus propriétaires rentiers a Londres, San Francisco, Hong Kong ? Par un concours de circonstances générationnel qui ne se reproduit que si certaines conditions sont remplies.

Dans son livre de 2017, Josh Ryan Collins nous invite à repenser l'économie de la propriété immobilière et du logement. Si le sujet a pu paraître ambitieux à son auteur, il se concentre principalement sur l'évolution de la propriété immobilière au Royaume-Uni. Une évolution similaire a en effet eu lieu dans beaucoup de pays suite à la baisse des taux et aux incitations fiscales faisant de l'immobilier une niche d'investissement particulièrement attrayante.

Il ne s'agit pas d'un phénomène structurel d'accumulation capitaliste des profits par l'exploitation des travailleurs, mais de paris risqués dans les années 1985-2005 qui réussirent là ou les circonstances économiques et fiscales étaient les plus propices. Ces preneurs de risques ont bénéficié de ce développement urbain tandis que les locataires aisés qui s'installent dans ces villes doivent consacrer une part importante de leur revenus aux loyers.



Histoire de la Propriété Immobilière


Collins commence par une analyse de l'historique de la propriété en Angleterre : le mouvement des enclosures au 16e siècle transforme des champs communs en propriété privée. A l'époque des économistes classiques, la valeur immobilière procède de la fertilité et du rendement agraire des sols. Ce droit de propriété est important pour le développement comme l'explique De Soto car il permet aux exploitants d'emprunter pour développer leur activité.

Selon Collins, le droit de propriété libère en tant qu'il permet le développement. Puis, reprenant en cela l'argument des communistes les plus durs, l'auteur dit que ce droit constitue un vol dans la mesure ou il dépouille les autres du droit à une parcelle de terrain qui ne peut pas être recréé par l'industrie et dont il a l'usage exclusif. Il s'agit d'une redéfinition : le vol correspond à un transfert de propriété ou on dépouille l'autre sans son accord. Un transfert de propriété qui se fait dans le cadre d'un accord des deux parties est plus légitime.

Avec la révolution industrielle, la richesse se concentre dans l'industrie et le terrain se trouve relégué au second plan derrière l'investissement en bâtiment d'usines et en machinerie. Il n'est plus différencié des autres formes de capital tangible par les économistes néo-classique et se retrouve dans l'agrégat PP&E (property, plant & equipment).

En 1879, Henry George publie Progrès et Pauvreté, un livre qui propose de taxer la propriété de terrain et de ressources naturelles afin d'éviter l'extraction de rente. Ce livre participera au début de l'ère progressiste, mais ce n'est pas finalement sa proposition qui sera retenue et un impôt sur le revenu beaucoup plus complexe que l’impôt sur la propriété sera mis en place. Selon Collins, la proposition de Henry George était préférable.

La social-démocratie et la reconstruction après la seconde guerre mondiale conduiront à une augmentation significative de la part du logement social public jusque dans les années 70. Ce système de logement social devait correspondre à une subvention collective des moins fortunes. En pratique, certains de ces locataires font partie du décile P90, des plus hauts revenus. On évite de faire partir les riches car la mixité sociale et la présence de familles en ascension sociale est très importante pour donner l'exemple.

Cependant, dans les années 60 et 70, différents avantages fiscaux sont créés en faveur des propriétaires de résidence principale. Il s'agit de l'exemption de plus-values, de l'exemption des intérêts d'emprunt, et la part des propriétaires occupants augmente dans la population.

À Part Peut-être Madame Thatcher...


À partir des années 80, le gouvernement Thatcher offre aux locataires sociaux la possibilité d'acheter leur appartement. Les plus riches locataires sociaux en profitent tout de suite.

Les prêts immobiliers que seules les "building societies" (sociétés mutualistes de financement immobilier) pouvaient accorder sur des critères conservateurs ont été dérégulés. Ils subissent la concurrence des banques qui causent la diminution de l'apport initial. Enfin, la baisse des taux, phénomène mondial, va accélérer le mouvement d'accession à la propriété.

La conséquence de cette politique est que l'électeur médian en Angleterre n'est plus un locataire mais un propriétaire, et cela change tout quant à l'agenda fiscal poussé par les politiciens.

Financiarisation et les Années 90


Après la crise de 1992, qui avait culminé avec des taux à 15 % dans un pays ou les taux des prêts sont flottant, les taux n'ont fait que baisser. Cela a nourri une hausse constante des prix immobiliers de 1992 à nos jours.

En 1997, la relocalisation dans la City de nombreux professionnels des marches financier de la zone Euro a contribué à améliorer nettement la solvabilité de la demande locative à Londres.

Cela s'est traduit par ce que l'ancien gouverneur de la banque d'Angleterre Mervyn King appelait la décade "NICE" (No Inflation, Continuous Expansion). L'auteur explique comment chaque nouvelle vente de la même maison à un prix plus élevé se traduit par un crédit et donc une création monétaire qui est réinjectée dans l'économie et nourri la croissance au profit des propriétaires.

Dès la fin des années 90, La financiarisation poussée du crédit immobilier par la titrisation pousse les créances hors bilan et permet aux banques d'émettre encore plus de prêts.

Extraction de Rente : Un Phénomène Limité ?


Les économistes classiques distinguaient comme revenus le salaire, les profit et la rente comme revenus du travail, du commerce et de l'industrie, et de la propriété. Contrairement aux deux autres, la rente a mauvaise presse en général car elle ne correspond pas à une activité. Elle est nécessaire cependant pour fournir un revenu aux inactifs. Par exemple, les retraités français sont des rentiers qui extraient leur rentes des cotisations payées par les actifs.

En 1996, la ville de Londres me semblait bien pauvre, les toilettes de mon hôtel 4 étoiles n'avaient pas été rafraîchis depuis 50 ans. Je m'y suis installé en 97. Je pensais qu'il était trop risqué d'acheter avec un taux flottant dans une devise qui n'avait pas la stabilité de l'Euro. En 1999, un propriétaire me faisant visiter un appartement dans un quartier "en développement" m'expliquait dans un anglais approximatif que c'était la quatrième propriété qu'il venait d'acheter, et que la gentrification était telle qu'il n'aurait plus jamais besoin de travailler. En 2001, c'est un voiturier qui me tient le même discours et qui lui possède 3 maisons. En 2005, c'est un parent d'élève qui me dit qu'il a arrêté de travailler depuis qu'il s'est rendu compte qu'il gagnait plus d'argent grâce à la hausse de l'immobilier Londonien qu'en travaillant pour un salaire.

Lorsque l'on analyse les inégalités dans ce pays on distingue donc les propriétaires qui ont pris des risques dans les années 80-90, investissant à taux flottant avec un levier de 20 ou 30, et d'autre part des locataires qui se sont contentés de leur salaire et qui sont en fin de compte bien plus pauvres, et qui étaient amplement taxes sur les revenus de leurs économies.

Alors qu'un travailleur de la City était aisé à Londres entre 1997 et 2006, ceux qui y travaillent à présent ont du mal à faire face aux dépenses avec leur salaire. La fiscalité de l'immobilier a permis aux preneurs de risques de se constituer une rente aux dépens de la fine fleur diplômée des meilleures universités du continent qui vient travailler dans cette ville.

L'ouvrage de Mr Collins a vocation universelle, mais son analyse est spécifique aux villes qui attirent des professionnels à hauts revenus. On pense aussi à San Francisco, ou Hong Kong. Un des mérites de cette analyse est de montrer que le phénomène immobilier Londonien que l'on pourrait croire aussi ancien que la ville s'est en fait déployé sur une période plutôt courte depuis la fin des années 80.

À Londres comme à Hong Kong ou San Francisco le cadre fiscal et réglementaire incitatif ont permis aux preneurs de risques de faire fortune alors que les taux baissaient et que cette ville attirait de plus en plus de professionnels à hauts salaires. La majorité de résidents habitant a tendance à voter pour moins de développement et pour limiter les nouvelles constructions.

Ce modèle va être plus difficile à reproduire ailleurs car les taux ne vont plus baisser de 10 % mais il convient de surveiller l'évolution de la fiscalité et la croissance démographique de long terme des villes où l'on pense investir.



2019-10-01

L'Histoire des Régimes de Propriété en France selon T Piketty

Consensus sur l'inégalité et Controverse sur la redistribution


Nous avons déjà eu l'occasion de décrire l'évolution de l'État-Providence dans un billet précédent, et de mieux comprendre ses prédécesseurs traditionaliste puis libéraux. La parution du livre Capital et Idéologie de Thomas Piketty nous donne l'occasion de revoir les fondements sociaux et idéologiques des régimes antérieurs à l'État-Providence en France.

Il y a déjà consensus sur l'inégalité. Son livre précédent, Capital au XXIe siècle, illustre la disparition et la réapparition des inégalités dans les pays développés au cours du XXe siècle, même si certaines statistiques font l'objet de discussion.

Il y a encore controverse sur la redistribution suivant la critique libérale :
  • les alternatives socialistes se soldent par l'extinction des libertés et l'inefficacité économique.
  • le libéralisme entend inciter la production de richesse en limitant la redistribution.
L'ouvrage entreprend d'élargir le champ d'investigation tous azimuts pour mieux jauger les trajectoires et les conséquences historiques de différents régimes de propriété sur la société.

Nous nous contenterons dans ce billet d'examiner les chapitres sur l'ancien régime et la société libérale du XIXe siècle qui a évolué vers la social-démocratie entre 1871 et 1918.

L'Ancien Régime


La société française de l'ancien régime était divisée en trois ordres :
  1. le clergé - gardiens des valeurs et de la cohésion sociale, 
  2. la noblesse - ordre guerrier protecteur du pays, 
  3. le tiers-état - les travailleurs. 

Il suffit de se promener dans Paris du Palais Royal au Louvre pour constater que l'élite française a su extraire du peuple de quoi financer ses grands projets.

Cette division existait partout en Europe et n'est pas unique à l'occident puisque l'Inde et le Japon connaissaient une division similaire ou les ordres religieux et guerrier étaient privilégiées.

Alors que la révolution institue l'égalité devant la loi, la monarchie était constituée d'une mosaïque de statuts coutumiers différents. Ces droits de propriété étaient assortis de souveraineté : droit de lever certains impôts et de rendre justice. La monarchie absolue tant critiquée par Montesquieu ne donnait pas en fait assez de pouvoir au roi en 1789 pour lever l'impôt. L'absolutisme relève donc plus du mythe créé par les républicains lorsqu'ils ont réécrit l'histoire de France pour justifier leur avènement aux élèves d'école primaire.

Le clergé et de la noblesse représentent entre 4% et 2% de la population. Cette élite possédait environ 50% de la richesse patrimoniale :
  • Le clergé possédait environ 25% du patrimoine national. Une partie de cet argent était utilisé pour l'aide aux indigents, l'éducation et la cohésion sociale. 
  • La noblesse possédait l'autre quart du patrimoine national. Le pouvoir des guerriers semblait légitime quand le territoire avait besoin d'être défendu contre les invasions, mais l'extraction de rente devint patente quand les châteaux-forts furent remplacés par des palais.
La population des deux ordres supérieurs se stabilise au 17e siècle sous l'effet d'une transition démographique par souci de concentration patrimoniale. La population du tiers-état double durant le 18e siècle. Ce facteur influence l'age et l'ambition des jeunes avocats roturiers en surnombre qui viendront participer à la convention, et la tendance à l'immobilisme du clergé et de la noblesse en 1789.

L'abolition des privilèges conduit au transfert au bénéfice de l'État du cens qui devient taxe foncière et des lods qui deviennent les droits de mutation à titre onéreux.

Condorcet pensait que la fin de ce régime permettrait à "la tendance naturelle de la société humaine à l'égalité" de réapparaître dès que ces inégalités en droit seraient abolies. On voit que les théories sociales gagnent à être revues avec l'expérience.

Il n'y a pas de tradition propriétaire unifiée dans l'ancien régime, mais un morcellement coutumier de la propriété mélangée avec de la souveraineté, de valeurs traditionnelles imposées par un ordre totalitaire et justifiées d'un vernis religieux.

La Société Libérale du XIXe


L'apparition soudaine du droit de propriété semble un peu déracinée dans la présentation de Piketty, qui rebaptise le libéralisme en "propriétarisme" pour mieux isoler la composante qu'il souhaite réformer.

Le libéralisme défend d'abord la liberté en réaction à la répression de la rationalité par la pensée traditionnelle et à l'extraction de rente par les élites de l'ancien régime. L'égalité devant la loi vient du droit romain. La révolution restaure un principe fondamental, celui d'une justice impartiale, et "aveugle" quant aux circonstances particulières. La société libérale a un fondement légal avant d'être économique, c'est cette égalité devant la loi et le droit de propriété qui sont les fondations de la liberté.

De fait, l'État définit des structures qui encouragent l'accumulation de patrimoine. Les droits de successions furent établis à un taux unique de 1%. Et leur but était l'enregistrement des propriétaires pour mieux les défendre. Ainsi, La création d'un timide barème progressif de droit de succession allant de 1% à 1,5% fut rejetée par principe.

Le clergé, qui disposait dans l'ancien régime de 25% des ressources pour assurer la cohésion sociale et a été dépossédé. La richesse dont disposent les organisations caritatives ne dépasse plus 6% dans aucune société moderne. Le régime libéral s'accompagne d'une augmentation des inégalités à un niveau supérieur encore à celle de l'ancien régime puisque le centile le plus riche parvient à accumuler 70% du patrimoine total en 1914 alors que les 70% les plus démunis meurent sans aucun bien.

Les déclarations successorales montrent aussi la remarquable diversification qui s'opère dans les patrimoines parisiens durant la Belle Époque entre 1880 et 1914. Il s'agit de la première mondialisation capitaliste. Le capitalisme est une conséquence du développement industriel, du libre échange et de la financiarisation de la société libérale.

Le capitalisme est enfin le germe de conflits sociaux : dans la littérature du 19e, le patrimoine est perçu avant 1820 chez Balzac et Austen comme garantissant au retraité bourgeois un revenu stable à 5% sans inflation et sans conflit avec les travailleurs, tandis que la question sociale se développe chez Victor Hugo et Charles Dickens en 1850, pour atteindre son apogée en 1885 avec Émile Zola.

Cette période s'achève à la veille de la Grande Guerre avec l'introduction d'impôt sur le revenu progressif qui culmine à un taux de 2% seulement pour les mieux nantis, mais les guerres et les besoins du gouvernement ne tarderont pas de le faire grossir.

Social-démocratie et Curseur Redistributif


Comme l'explique René Passet, la forte croissance économique mondiale en temps de paix depuis deux cents ans est le fruit d'une maturation scientifique de l'occident. Elle s'est traduite par des progrès technologiques dans la maîtrise de l'énergie fournie par le bois, le charbon minier, puis le pétrole, et de l'information par le courrier postal, le télégraphe, téléphone, puis les réseaux de données. Toute la question est de comprendre quelles institutions ont favorisé un tel progrès.

Des libéraux comme Ayn Rand attribuent ce progrès technologique à un régime propriétaire bourgeois qui incite à appliquer la science, à pousser l'efficacité pour produire de la richesse. Cela contraste avec l'ancien régime ou avec différentes formes modernes de dirigisme qui confisquent les fruits de l'initiative productive. L'extraction de rente auprès de l'État est dans ce cas le meilleur moyen de réussite.

Le fonds de commerce de Piketty est l'étude des inégalités patrimoniales. Il dénonce un ultra-capitalisme importé par la mondialisation comme la cause des problèmes économiques français. Sa solution est encore de pousser encore le curseur redistributif à fond à gauche mais cette fois-ci dans tous les pays en même temps. Il faut regarder la Corée du Nord pour apprécier la capacité du dirigisme à annuler les effets de 70 ans de progrès technologique offert aux pays émergents.

Les sociaux-démocrates attribuent la forte croissance économique de l'après-guerre à la prévalence au niveau mondial d'un régime redistributif, qui permet l'accès de tous à l'éducation et élève l'activité économique en favorisant un niveau élevé de consommation. Depuis 1970, la croissance économique est atone dans les social-démocraties dont les systèmes redistributifs sont les plus "mûrs" alors que la situation économique est meilleure dans les pays plus libéraux. De même, des flux redistributifs accrus ne semblent pas aider la cohésion de l'Italie du Sud à l'Italie du Nord, de la banlieue de Neuilly avec d'autres banlieues... La théorie des choix publics avance une explication basée sur un effet de cliquet des dépenses publiques.

Se pourrait-il que le curseur redistributif ait été poussé trop loin au vu de son capital social ? Par exemple, la Suisse ou l'Amérique sont dans une meilleure situation économique que la France, alors que l'Argentine qui s'obstine depuis 70 ans dans un projet de "justice sociale" a vu sa richesse par habitant chuter durant toute cette période.


Buenos Aires avant la justice sociale.

La situation actuelle n'est pas le produit d'un déterminisme historique, mais d'une série d'aiguillages critiques, de choix faits face aux événements, de compromis pragmatiques en présence de forces opposées et d'information incomplète. Nous avons vu comment la France est passée de l'ancien régime à une société libérale, puis à la social-démocratie. Une évolution similaire a eu lieu dans les autres pays, nous reviendrons sur certains d'entre eux dans de prochains billets.


Une brève histoire des tarifs douaniers

  Les tarifs douaniers — taxes sur les importations — ont façonné les économies et les empires pendant des siècles, reflétant l’évolution de...